dimanche 28 mars 2010

Le Noeud Gordien, épisode 113 : Félicia en cinq temps, 2e partie

Six ans plus tôt…
Mélanie Tremblay attendait son taxi, un peu secouée par le party qu’elle laissait derrière.
Payer un taxi jusqu’à chez elle aurait été au-dessus de ses moyens, mais ce quartier richard n’était pas pensé pour la piétaille. L’arrêt d'autobus le plus près restait trop loin pour qu’elle y marche; le taxi devenait donc une nécessité.
C’était son nouveau chum Vincent qui l’avait invitée à cette fête en lui assurant qu’elle serait la plus extravagante de sa vie. Il avait tenu sa promesse. L’événement avait lieu dans une maison sur trois étages, grande à s’y perdre. Qui vivait là? Même Vincent l’ignorait. Probablement des parents millionnaires qui ignoraient que leur maison avait été prise d’assaut par des dizaines de jeunes en dérape, les amis et les amis des amis de leur « enfant ».
Il avait fallu cinq minutes à Mélanie pour qu’elle comprenne qu’elle n’était pas à sa place. Dès son entrée, Vincent lui avait mis un gin tonique entre les mains et ils avaient entrepris une tournée de la maison. Avant qu’elle ne l’ait terminée, elle avait pu voir un gars en string; deux types en train de lutter qui bousculèrent une table en faisant tomber les bouteilles qu’elle supportait comme autant de dominos; un petit groupe se passer une pipe de verre translucide qui produisait une fumée dense et blanche qui les laissait ricanant et les yeux étrangement vitreux; deux filles posant pour une troisième en mettant en relief leur décolleté en se collant poitrine contre poitrine… Partout des corps allaient et venaient, dansant, suant, riant, buvant. Partout sur son chemin, Vincent serrait des mains, saluait des connaissances de loin, faisait la bise ici et là… Il avait manifestement de bonnes raisons d’être ici. La seule de Mélanie, c’était lui. Elle se sentait définitivement intruse dans cet univers un peu trop… festif à son goût.
Son verre bu, elle avait réussi à convaincre Vincent qu’il serait préférable qu’elle s’en aille. Elle ressentait un malaise qu’elle s’expliquait mal en attendant son taxi. Les murs de la maison ne pouvaient contenir la musique qui jouait à tue-tête; l’allée entière vibrait à chaque coup de basse. Elle vit enfin le taxi s’engager dans l’allée fleurie qui séparait la maison de la rue. Machinalement, elle tendit la main vers son sac pour réaliser qu’elle l’avait oublié à l’intérieur, distraite par sa retraite précipitée. Flûte! Il n’avait pas grand-chose à voler dedans, mais elle avait besoin de ces quelques dollars pour le taxi et l’autobus. Elle sauta sur ses pieds et retourna dans la maison. En retraçant mentalement ses pas, elle conclut qu’elle l’avait probablement perdu au deuxième étage, moins animé que le premier; c’était là qu’elle avait bu son verre. Elle avait aussi visité la salle de bain avant de redescendre pour quitter.
Elle courut jusque-là mais se buta contre une porte verrouillée. Quelqu’un occupait la pièce – probablement plus d’une personne, à en croire les sons étouffés qu’elle pouvait discerner. Elle était trop embarrassée pour cogner; elle décida plutôt d’examiner le reste de l’étage en surveillant d’un œil le moment où cette porte s’ouvrirait.
Elle trouva des gens en train de boire, de fumer et de rire dans une première pièce, mais pas de sac.
Elle figea en entrant dans la seconde pièce, une sorte de salon ou de salle de jeu. Elle entrevit son sac par terre mais l’oublia immédiatement. Une table de billard en occupait le centre, mais c’était le tableau qui s’offrait à elle sur le grand divan de cuir qui la stupéfia.
Une fille était étalée sur le divan, sa robe d’été blanche remontée jusqu’à la taille, ses petites culottes étirée entre ses genoux écartés. Elle était plus jeune que Mélanie, vingt ans tout au plus. Un homme lui embrassait le cou, la main entre ses cuisses. Elle semblait parfaitement saoule; ses sourcils froncés et ses mouvements, quoique rendus mollassons par l’ivresse, laissaient croire qu’elle voulait se soustraire aux attentions de l’homme – sans grand succès.
Cet homme n’était nul autre que Vincent.
Il me trompe fut la première pensée qui vint à l’esprit de Mélanie, encore stupéfiée.
En violant une fille saoule fut la deuxième. La stupéfaction fit place à l’indignation.
Alors que je viens de tourner le dos! L’indignation devint colère à un point tel que toute pensée articulée fut soufflée de son esprit. Le sentiment d’être trahie et bafouée vint remuer des émotions refoulées depuis toujours par la petite fille modèle, studieuse et travaillante. Un monstre d’impulsivité et de violence occupa le vide laissé par sa raison en grève. Sans qu’elle ne lui demande consciemment, sa main empoigna une queue de billard. Elle décrivit un arc de cercle pour s’abattre dans le dos de Vincent, à moitié grimpé sur la fille.
Il bondit sur ses pieds et fit volte-face en gémissant. Ce fut à son tour d’être pétrifié de surprise. Mélanie tenta de lui asséner un autre coup, mais il interposa sa main qui encaissa le coup destiné à son visage. La queue glissa des mains de Mélanie. « OW! », fit-il. « T’ES MALADE! »
Il tenta de lui agripper le poignet avec sa main encore intacte, mais Mélanie fut plus rapide. Elle lui décrocha un direct sur l’arrête du nez. Vincent se couvrit le visage des deux mains en tentant vainement d’empêcher son sang de couler. Paniqué par sa blessure, il se mit à courir vers la salle de bain.
Essoufflée, Mélanie sentit le monstre regagner sa prison alors qu’elle retrouvait ses esprits. Son cœur battait si fort qu’elle n’entendait plus la musique au premier. Je n’arrive pas à croire que je viens de faire ça!
Étonnamment, la pensée n’était pas accompagnée de gêne ou de regrets, mais plutôt d’un sentiment d’exaltation et de bien-être profond qui lui donnait une impression d’irréalité. Était-ce cette adrénaline dont elle avait si souvent entendu parler?
La fille essayait de dire quelque chose. Mélanie sortit de sa rêverie pour s’approcher d’elle.
« Ma… de… Malade… »
Horrifiée, Mélanie comprit. Elle accourut à l’autre bout de la pièce pour saisir une poubelle métallique. Elle eut tout juste le temps de la placer devant la tête de la jeune fille pour y accueillir le jet de vomissure. Galvanisée par les spasmes qui l’habitaient tout entière, la fille réussit à se redresser à quatre pattes pour achever le moment désagréable. Mélanie, le nez plissé, tenait ses cheveux blonds pour éviter qu’ils se salissent.
Il fallut à la fille une minute pour se ressaisir : l’estomac vide, elle regagnait l’usage de son corps et de son esprit. Elle fit à Mélanie ce sourire fragile propre aux malades. « Merci… »
Mélanie ne dit rien. Elle continuait à penser à son moment de colère et de violence, mais surtout aux séquelles étrangement positives de son effusion : un sentiment de justice accomplie, mais aussi de délivrance, de détente… de vraie liberté.
« Je m’appelle Félicia », dit la fille en blanc en lui tendant la main timidement.
— Moi c’est Mélanie… 
— Je t’en dois une… Merci de l’avoir tassé…
— Ça m’a fait plaisir… vraiment plaisir…
— Maudits gars cons!
— C’était mon chum! »
Félicia écarquilla les yeux, surprise. Son mascara avait coulé. Elle avait l’air d’un raton-laveur étonné. Mélanie pouffa d’un rire nerveux mais sincère qui gagna Félicia. Les deux éclatèrent de ce rire qu’ont les gens rendus complices par une adversité partagée.
« Moi, je ne reste pas une minute de plus ici. On partage un taxi? » 

1 commentaire:

  1. J'aime bien l'atmosphère que tu créés dans cette scène. C'est très réussi. Cette rencontre entre Félicia et Mélanie est des plus inusitées !

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