Elle était
debout sur un piédestal, vêtue d’une toge de la même trempe que celle des
maîtres, mais blanche plutôt que pourpre. Derrière elle se trouvait une
silhouette noire qui tenait une couronne de laurier au-dessus de son front.
Devant elle, seize épées étaient disposées en un demi-cercle, toutes pointant
vers le piédestal. Au loin, elle voyait une foule compacte qui s’étendait d’un
horizon à l’autre. Elle savait que la foule était là pour elle. Au premier rang
se tenait Frank Batakovic, le visage souriant et paisible. Instinctivement,
elle sut alors que la foule infinie était composée de tous les morts de
l’histoire humaine. Elle chercha des yeux ses parents; elle les trouva même
s’ils portaient des visages différents de ceux du temps de leur vivant. Frank
fit un mouvement vers la foule et tous s’agenouillèrent puis portèrent leur
front à terre. Il lui tendit la main, mais plutôt que la prendre, Félicia
dirigea son attention vers le sol.
Une nouvelle
épée était apparue, posée en travers des autres. Elle la prit pour réaliser
qu’elle laissait des traces sur ses mains. Elle lécha un doigt pour découvrir
que la dix-septième épée était de chocolat. Dès qu’elle y eut goûté, l’arme
s’anima soudainement pour lui transpercer le bassin. Sans transition, sa
perspective changea : c’était maintenant elle qui tenait les lauriers
au-dessus du front d’un homme qui portait le visage de son père mais qui
n’était pas lui. Le cri d’un corbeau retentit.
Elle se
réveilla en sursaut : elle n’avait pas rêvé ce cri, c’est lui qui l’avait
tirée du sommeil. Quelque part à l’extérieur, l’oiseau continuait son
croassement. L’horloge indiquait 7:06; le Soleil d’hiver ne se montrait pas
encore à cette heure. Elle alluma sa lampe de chevet, se frotta les yeux et
lissa ses cheveux. Au moins un élément du rêve pouvait s’expliquer
facilement : avant de dormir, elle avait mangé plusieurs de ces excellents
chocolats que Jean Smith lui donnait continuellement. Sans doute qu’ils lui
avaient rendu la digestion difficile et le sommeil fiévreux – cette épée de
chocolat qui lui perçait le ventre.
Ses
professeurs avaient été surpris de découvrir que malgré son talent prodigieux,
Félicia ne maîtrisait pas mieux le créneau onirique que n’importe quel autre
initié. C’était surprenant parce que ceux qui progressaient dans l’application
de leurs traditions en venaient à percevoir les choses et les gens avec une
acuité grandissante; cette lucidité exceptionnelle s’exprimait souvent à
travers les rêves, lorsque la voix de la raison consciente était assoupie.
Polkinghorne lui avait dit un jour que certains croyaient même que des rêves
alludaient parfois au futur; leur message flou, souvent incomplet ou
symbolique, ne permettait cependant pas de reconnaître leur caractère prémonitoire
avant que les événements prédits fussent passés. Prophétiques ou non, ces rêves
demeuraient assez rares pour que leur nature soit controversée même chez les
initiés. Les sceptiques soulignaient que ces soi-disant prémonitions n’étaient
qu’une autre facette de l’acuité du rêveur qui, libéré des chaînes de l’éveil,
pouvait se projeter à travers tant de possibles qu’il n’était guère surprenant
que certains correspondent par quelque coïncidence aux événements réels… Cela
n’empêchait ni les croyants ni les sceptiques d’étudier attentivement les
images et les histoires qui surgissaient la nuit.
Comme Félicia
ne rêvait que rarement, elle n’avait jamais vraiment pris position dans le
débat. Confrontée à ce rêve haut en couleur, Félicia en ressortait évidemment
intriguée…
Au premier
niveau, elle reconnaissait plusieurs de ses préoccupations courantes… Ses
recherches portaient sur les morts et leur pérennité; son incroyable découverte
lui ferait bientôt gravir un échelon de plus, lui permettrait de porter le pourpre
de l’élève-adepte et de se mettre en quête des éléments de la panoplie rituelle
qu’elle ne pourrait obtenir que de l’un des Seize… l’anneau, la coupe, le bâton
et l’épée. Seize épées plus une.
Elle
entrevoyait néanmoins quelque chose derrière le contenu manifeste, un message
sous le message… Elle comptait en discuter avec son maître, mais en attendant,
elle chercherait en méditant là-dessus…
Encore à
jeun, elle entreprit son rituel matinal pour se maintenir à la fine pointe de
son évolution spirituelle. Elle s’assit ensuite dans la position du lotus –
qu’elle avait finalement conquise au prix de moult efforts – et spontanément,
son vieux mantra lui vint aux lèvres.
Elle en avait
d’abord été embarrassée… N’était-ce pas l’indice de son égocentrisme, de sa vanité
adolescente? Cependant, quiconque a déjà médité sur un mantra sait que les mots
répétés indéfiniment en viennent à perdre leur sens pour ne devenir que des
bruits qui eux-mêmes perdent éventuellement leur réalité… Alors qu’à l’origine,
les trois pronoms la ramenaient à elle, à mesure qu’ils devenaient des
non-sens, elle en vint à se distancier de son individualité, de sa
personnalité, de tout ce qui était elle…
Jusqu'à ce qu’il ne reste, vingt mois plus tard, qu’une non-personne marmonnant
des non-mots.
Paradoxalement,
les syllabes qui avaient émergé du cœur de son égo l’avaient conduite à le
transcender. La boucle avait été bouclée; ce jour-là, elle s’était départie de
son mantra pour en revenir à méditer sur la réalité la plus fondamentale de son
existence : sa respiration.
Aujourd’hui,
elle voulait plonger en elle-même pour trouver la signification de cette mise
en scène offerte par son inconscient; était-ce son inconscient qui lui
suggérait cette clé? Elle la saisit sans plus de réflexions et se mit à répéter
son mantra.
Sa
respiration, déjà lente, se ralentit davantage. Le temps se mit à fondre
jusqu’à ce que les minutes, les heures, les jours et les années parussent des
inventions de l’esprit. Elle se dirigea tout entière vers elle-même, vers le
gouffre insondable qui mène aux profondeurs les plus secrètes de chaque humain…
Elle ouvrit soudainement
les yeux, choquée par une réalisation à la fois inattendue mais incontournable
maintenant qu’elle avait émergé. Sa méditation l’avait conduite dans une
direction imprévue… Elle s’était mise à penser à sa relation avec son maître,
son amoureux… Sur fond de JE-ME-MOI.
Elle
s’exclama : « C’est pas moi, ça! »
Elle venait
de comprendre qu’elle n’avait ressenti absolument aucun désir sexuel depuis des
semaines, sans s’en inquiéter outre
mesure. Comment avait-elle pu ne pas le remarquer?
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