dimanche 25 avril 2010

Le Noeud Gordien, Épisode 117 : Libération conditionnelle

C’est aujourd’hui que Philippe Gauss retrouvait la liberté.
Les quelques mois qu’il avait passés derrière les barreaux lui avaient paru éternels. Dans sa vie d’homme libre, il tendait à éviter les superficialités de la vie en société; en prison, il n’avait guère le choix de côtoyer ses compagnons d’infortune sans savoir lesquels s’avéraient à la solde de ses ennemis ou prêts à collaborer avec eux. Qu’ils le fussent ou non, Philippe n’avait rien en commun avec ces gens-là, batteurs de femmes, receleurs, récidivistes au volant et autres bandits à cravate… Il était plus facile de ne pas s’approcher d’eux que d’empêcher qu’ils le fassent; plusieurs n’avaient pas été découragés par la fermeture de Philippe aux conversations; certains comprenaient plutôt que l’espace que Philippe désinvestissait leur appartenait! Combien d’heures de blabla vide avait-il eu à encaisser depuis sa condamnation?
La question de la nourriture pesait encore davantage sur ses nerfs. Cette bouffe de cafétéria n’aurait jamais été appétissante, mais plus encore, Philippe ne disposait d’aucune façon de contrôler sa provenance ou sa composition. Aux repas, il examinait soigneusement chaque élément de son assiette, jamais convaincu de leur innocuité. Il fallait bien manger; il grignotait les fruits et les légumes lorsqu’il décidait que leur apparence, leur goût et leur odeur correspondaient parfaitement à ses attentes – en d’autres termes, lorsqu’il avait assez de raisons de croire qu’ils n’étaient pas empoisonnés. Les premiers jours, il avait échangé à la sauvette des plats avec ses voisins de table sans que ceux-ci ne le remarquent. Un « Qu’est-ce que tu fais-là, toé? » courroucé une fois où il s’était presque fait prendre avait mis fin à cette tactique. De toute manière, il savait à quel point ses ennemis étaient déterminés. Le jour où ils décideraient de l’empoisonner, ils ne reculeraient pas devant quelques dizaines de victimes, dommages collatéraux de leur grande victoire.
Alors qu’il comptait les jours de sa dernière semaine, il lui avait été facile d’imaginer qu’un autre mois dans ces conditions lui aurait fait perdre la tête… Il prévoyait redoubler de prudence afin de n’y jamais retourner. Maintenant que son nom était associé à un casier judiciaire, il ne pouvait plus espérer la clémence des tribunaux.
Son incarcération avait déjà bien assez nui à ses affaires. Plusieurs partenaires – exportateurs, distributeurs, fournisseurs – s’étaient détournés de lui lorsque l’affaire avait éclaté. Sa réticence à déléguer avait empiré les choses… Mais de son point de vue, c’était un moindre mal. Malgré ces difficultés, son entreprise demeurait sous son contrôle entier; si son propre fils pouvait le trahir, comment aurait-il pu s’assurer qu’un bras droit ne préfère pas l’appât du gain à la loyauté?
Les minutes entre son réveil et sa mise en liberté s’égrenèrent  trop lentement, mais on vint finalement le chercher pour compléter les formalités administratives et lui remettre ses effets personnels. On le reconduisit à la sortie après qu’il eut refusé qu’on lui appelle un taxi. Un homme en noir aux muscles impressionnants l’y attendait. Philippe sortit d’un pas décidé de l’établissement correctionnel en reconnaissant facilement sa voiture : c’était la seule limousine dans le stationnement.
Son fidèle Jacques lui ouvrit la porte et il prit place à l’arrière du véhicule en savourant les textures et les odeurs familières. « Monsieur? », demanda Jacques. « Au marché Saint-Simon », dit Philippe. Il n’avait jamais été enclin à la cuisine, mais il rêvait depuis un moment déjà à un festin entièrement composé de produits frais choisis de sa main, qu’il ne perdrait pas de vue entre leur achat et leur consommation…
« Ensuite, nous irons à la boucherie… et cette épicerie fine sur la 8e rue Ouest, comment elle s’appelle déjà… »
Philippe n’eut pas le temps de finir sa phrase. Alors que la limousine s’engageait à une intersection, une autre voiture brûla un feu rouge pour la percuter à toute allure. L’impact fut si fort qu’elle tourna à 180 degrés; la voiture derrière celle de Philippe s’arrêta de justesse. Un homme cagoulé sortit de l’autre véhicule et fit feu sur la limousine en visant manifestement la zone passagère. Jacques avait été sonné par la soudaineté de l’impact; avant qu’il n’ait pu ouvrir la portière froissée par la collision, l’assaillant avait déjà pris la fuite.
Philippe était confus, recroquevillé en position fœtale au bas de son siège. Il sentait quelque chose d’humide couler de sa tempe. Chaque cellule de son corps battait douloureusement au rythme de son cœur. Sa voiture était conçue pour résister aux balles de la plupart des armes de poing, mais ces détails techniques importaient peu dans l’état de terreur qu’il ressentait présentement. Le souffle court, la poitrine comprimée, tout tremblotant, il croyait son heure venue; une seule pensée sans mot s’imposa à lui : le pire était encore à venir, ses ennemis étaient passés à l’action. Il était un homme mort.

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