dimanche 16 mai 2010

Le Noeud Gordien, Épisode 120 : L'acuité

C’est le cœur allégé que Félicia Lytvyn retourna vers son laboratoire. Elle pouvait faire confiance à Loren Polkinghorne; il savait ce qu’il faisait. Elle n’avait pas révélé grand-chose, mais le simple fait d’avoir pu parler de ses doutes à propos de son amoureux lui avait fait du bien. Par ailleurs, recevoir un compliment de quelqu’un qu’on admire ne peut que contribuer à la bonne humeur; le mot de Polkinghorne sur sa progression la rendait presque euphorique.
Il n’avait pas tort lorsqu’il soulignait l’amélioration de son acuité. Elle avait toujours travaillé d’arrache-pied pour avancer dans la voie que ses instructeurs avaient tracée; cet automne, ses efforts l’avaient fait bondir en avant. L’art qu’elle perfectionnait n’était guère une science exacte; un praticien devait construire son expertise en s’appropriant son instruction, en l’assimilant à ses propres inclinaisons naturelles, en développant ses propres procédés et dispositifs – le fait que deux praticiens puissent en arriver aux mêmes résultats par des chemins différents ne manquait pas de fasciner les initiés les plus enclins aux réflexions métaphysiques…
Depuis cet automne, sa vision du monde se transformait… Elle devenait sensible à ce que Kuhn nommait les manifestations synchrones, ce que les anciens appelaient lire les augures… Justement, c’étaient des signes subtils de rencontre auspicieuse qui l’avaient amenée à sortir aujourd’hui; sa sortie l’avait non seulement conduite à croiser le chemin de Polkinghorne mais aussi à lui montrer qu’elle pouvait percer son voile… Bien entendu, il n’avait été dissimulé par rien d’élaboré, un vulgaire truc, mais elle avait quand même eu le dessus sur l’un de ses instructeurs!
On ne pouvait pas réfléchir sur l’existence des manifestations synchrones sans ressentir un frisson d’extase spirituelle… Non pas le plaisir autosuffisant du croyant qui s’appuie sur la foi et la foi seule, comme un serpent qui se nourrit en dévorant sa propre queue. La spiritualité de l’initié ne reposait pas sur la croyance en un être supérieur par ailleurs inconnaissable, mais plutôt sur le développement par un travail constant et graduel d’une acuité capable de révéler la structure cachée du monde… Comment ne pas être touché lorsqu’on reçoit la preuve que l’univers nous a toujours parlé, qu’il ne suffisait que d’apprendre à l’écouter?
Évidemment, cela ne protégeait pas Félicia contre les lectures erronées ou encore l’erreur commune qui consistait à prendre de pures coïncidences pour des signes. Même les Seize, malgré toute leur acuité, n’étaient pas à l’abri de ce genre d’erreurs. Et Félicia avait encore beaucoup à faire avant de parvenir à leur niveau…
Quoique si elle continuait à progresser à ce rythme…
Sa redécouverte d’un secret supposément perdu depuis l’Antiquité – à moins qu’on croie les récits apocryphes et fantaisistes à propos des réalisations secrètes du légendaire Romuald Harré – confirmait son potentiel et l’encourageait à poursuivre sa lancée avec une ardeur renouvelée. Cette volonté avait eu un impact réel sur son mode de vie, notamment au chapitre de ses virées qui devenaient de plus en plus rares. Lorsqu’elle allait boire et danser en ville, elle revenait déçue; ses soirées lui apparaissaient souvent fades. Elle avait l’impression d’avoir passé plusieurs années dans les boîtes à la recherche d’un je-ne-sais-quoi qu’elle n’y avait jamais trouvé. Était-ce sa relation amoureuse qui changeait son regard sur ses anciennes habitudes? Était-ce la mi-vingtaine qui finissait de la transformer en adulte? Peu importe… Maintenant qu’elle s’en était détournée, elle investissait son temps et ses efforts sur ce qui comptait le plus : explorer les portes que sa découverte fantastique avait ouvertes.
Félicia était encore de bonne humeur lorsqu’elle arriva à destination. Son laboratoire plus que tout autre lieu était son véritable chez-soi; en plus des surfaces de travail abondantes et des équipements nécessaires, elle y avait aménagé un coin cuisine, un bar et un hamac qui lui permettaient d’y rester aussi longtemps qu’elle le souhaitait, ce qui s’avérait fort pratique pour les procédures de longue haleine. Outre l’alcool, elle ne se permettait aucune distraction, aucun passe-temps : pas de radio, de télévision ou d’ordinateur dans la pièce. Seulement son matériel, ses notes codées, ses dispositifs en cours de réalisation… Et ce qui restait en ce monde de Frank Batakovic sous sa cloche de verre.
 « Hello Frank », dit-elle aux volutes évanescentes qui s’élevaient de ses cendres. « J’ai réussi à te faire rester, mais ça n’est que le début… Comment communiquer avec toi, petit animal? Je ne sais même pas si tu m’entends, si tu souffres… En tout cas, si jamais tu souffres, dis-toi que c’est pour moi… »
L’une des premières choses que Jean Smith lui avait enseignées était notre art prend du temps. Si elle voulait développer son potentiel jusqu’au maximum, elle ne pouvait se permettre aucune distraction et elle ne devait espérer aucun raccourci. C’est pourquoi elle avait fait appel à Polkinghorne : de un, elle ne connaissait pas encore le procédé pour analyser les dispositifs consumables, si les chocolats s’avéraient en être. De deux, le temps qu’elle aurait passé à apprendre puis mettre en œuvre l’analyse serait mieux utilisé à étudier « Frank ». De trois, comment pourrait-elle apprendre la procédure en question sans avouer à son maître ce pour quoi elle en avait besoin… En d’autres termes, qu’elle le soupçonnait?
Sur ces pensées, Félicia se remit au travail en grignotant distraitement, sans vraiment y réfléchir, les morceaux de chocolat qui restaient de la dernière boîte que son amoureux lui avait offerte. 

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