Plusieurs
années s’étaient écoulées depuis la dernière visite d’Édouard à l’Université de
La Cité. Et encore : lors de ses derniers passages, il ne s’était pas
baladé tranquillement comme il se le permettait maintenant, sachant qu’il
disposait de presque une demi-heure avant son rendez-vous.
Dix ans plus
tôt, il vivait pratiquement dans les couloirs qu’il traversait aujourd’hui. Dix
ans! Il était frappant de ressentir simultanément une impression d’étrangeté et
de familiarité alors qu’il devait absorber en une seconde ce que l’endroit
était devenu après tout ce temps… Ces lieux qu’on reconnaît malgré leurs
différences tout en réalisant qu’ils ne seront plus jamais réellement tels
qu’on les a connus.
Ses pas le
conduisirent jusqu’au hall de son ancienne faculté, là où s’alignaient les
portraits en mosaïque des finissants de chaque année. On avait reculé le sien
depuis sa dernière visite; c’étaient ceux des cinq dernières années qui figuraient
en proéminence dans le hall principal. Les autres – certains remontant aux
années cinquante – s’entassaient sur les murs les plus éloignés, entre le hall
à proprement parler et les bureaux de l’administration. Il retraça néanmoins le
tableau de sa promotion, avec sa photo solennelle en toge et mortier entourée
de celles de ses collègues d’antan… Ce beau jeune homme prêt à prendre le monde
du journalisme d’enquête à bras-le-corps, convaincu d’avoir trouvé
définitivement sa place dans le monde… Un jeune homme dans lequel il ne se
reconnaissait plus.
Édouard
regarda l’heure : il était temps de se diriger vers la Faculté de
psychologie.
« M.
Gauss! Entrez, je vous prie! »
Le professeur
Pierre-Charles Lapointe était l’universitaire quintessentiel : léger
embonpoint, lunettes, barbe, chemise à motifs sous un cardigan uni. Il
accueillit Gauss chaleureusement : « C’est un plaisir de vous
recevoir…
— Oh, je vous
en prie…
— Non,
absolument! Vous étiez de loin le meilleur à CitéMédia… Il leur sera difficile
de combler le vide laissé par votre départ! Alors, que puis-je faire pour vous?
Vous travaillez sur un nouveau reportage, peut-être?
— En fait,
ces temps-ci, je fais un Tintin de moi…
—
C’est-à-dire?
— Je suis un
reporter qui ne fait jamais de reportages! »
Le professeur
éclata de rire. Souriant, Édouard en vint aux faits : « Le docteur
Lacombe m’a dit que vous seriez mieux placé que lui pour répondre à mes
questions…
— Ah! Vous
vous intéressez à l’hypno-thérapie?
— Pas tant la
thérapie que l’hypnose…
— Je pourrai
sans doute vous éclairer, dans un cas comme dans l’autre.
— J’aurais
d’abord quelque chose à vous faire voir. Vous permettez? »
Édouard
produisit un disque compact. « Votre ordinateur devrait pouvoir le
lire. » Le professeur le prit et le visionna. C’était une version
numérisée de la vidéo que Laurent Hoshmand lui avait donnée.
Lapointe écouta
tout sans dire un mot, après quoi il demanda : « Qu’est-ce que je
devrais voir, au juste?
— C’est ce
que je m’explique mal. Cet enregistrement a été effectué à divers moments durant
la même semaine. Malgré les essais que vous avez vus, je n’ai jamais réussi à
pénétrer dans l’édifice. Mais plus intrigant encore, je n’ai absolument aucun
souvenir d’avoir tenté ne serait-ce qu’une fois.
— Hmm hm.
— Je me suis
dit de deux choses l’une : soit je suis fou, soit je suis hypnotisé…
— Bon, pour
ce qui est de la folie… Est-ce que vous avez eu connaissance d’autres moments
où vous ne savez pas ce que vous avez fait durant une certaine période?
— Mais comment
pourrais-je le savoir, alors?
— Par
déduction… des heures manquantes, réaliser que vous êtes quelque part sans
savoir comment ou quand vous y êtes arrivé…
— Non, rien
de ça…
— Avez-vous
vécu un stress important? Un événement traumatisant peut-être?
— Sans vous
embêter avec les détails, disons que j’ai eu une année difficile, mais que ça
va de mieux en mieux.
— Difficile
comment?
— Divorce,
réorientation professionnelle…
— Hmm hm. Ça
ne ressemble pas à un trouble dissociatif à première vue…
— Est-ce
qu’il est possible que je sois hypnotisé?
— Vous savez,
l’hypnose, ça ne se fait pas en disant Dors!...
Avez-vous déjà été en état hypnotique par le passé?
— Lorsque je
m’intéressais au paranormal, durant mon adolescence, j’avais essayé avec des
amis, mais c’était plus du jeu que la vraie affaire…
— Et si
j’essayais de vous hypnotiser maintenant? Seriez-vous enclin à vous laisser
faire?
— Je ne suis
pas certain que… En fait, non. L’idée ne me plaît pas.
— C’est un
indice qu’on n’aurait probablement pas pu le faire à votre insu, si vous vous
méfiez de la possibilité même…
— Alors,
qu’est-ce qui peut expliquer mon comportement?
— Si vous
demeuriez des heures durant dans votre voiture… Peut-être du somnambulisme?
— Ah!
— Qu’est-ce
qui vous fait rire?
— Visionnez
la vidéo suivante, s’il-vous-plaît… »
C’était
l’essai d’Alexandre qui, comme Édouard, se détournait de l’édifice avant de
l’atteindre.
« C’est
mon neveu; après que j’aie pris connaissance de mon drôle de comportement, je
lui ai demandé de faire pareil… Il a eu le même résultat que moi. Mais après
ça, tout est redevenu normal… Ni lui ni moi – ni un autre de mes partenaires,
par ailleurs – n’avons pu revivre l’expérience. »
Le professeur
dit : « Trouble dissociatif, hypnose ou somnambulisme… Les trois
auraient été possibles bien que peu probables… Mais qu’une autre personne
agisse de la même manière, en admettant qu’il ne s’agisse pas d’un canular –
sans vouloir vous insulter, on ne peut jamais être sûr de ce qui se passe dans
la tête des gens – je n’ai pas suffisamment de données pour pouvoir jeter un
éclairage théoriquement informé sur ce phénomène.
— Bref, vous
ne savez pas ce qui peut causer ça.
— Ce ne sont
pas les termes que j’utiliserais, mais dans un langage non-universitaire, oui,
on pourrait l’exprimer ainsi.
— Mais vous
laissez entendre qu’avec plus de données vous pourriez peut-être trouver des
pistes… Quelles informations iriez-vous chercher? »
Le professeur
réfléchit un instant.
« Je ne
sais pas pour vous, mais moi, je commencerais par celui qui tenait la caméra…
Vous me disiez que vous ignoriez votre manège… Comment s’en est-il rendu
compte, lui? Combien de temps vous a-t-il laissé recommencer avant de vous
en parler? »
Surpris par
cette évidence, Édouard ne put qu’acquiescer, les yeux écarquillés. Pourquoi
n’y avait-il pas pensé plus tôt? Et si cet « oubli » était de la même
nature que ceux qui avaient été filmés?
« Je
vous remercie pour votre aide, professeur…
— Vous me
tiendrez au courant si vous progressez, c’est assez inusité comme
situation! »
Ils se
serrèrent la main et Édouard s’en alla, pensif.
Dès qu’il eut
fermé la porte, le professeur sortit une boîte de tic tacs de sa poche; il en
tira une pilule jaune et ronde et la mit dans sa bouche. Les yeux fermés, il se
laissa envahir par le plaisir orgasmique durant quelques minutes avant de se
remettre au travail.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire