La neige
tombait depuis plus de vingt-quatre heures et rien n’indiquait que la tempête
diminuerait de violence prochainement.
Geneviève
Gauss avait mal au biceps gauche, à l’épaule droite et au bas du dos. Elle
pelletait pour la troisième fois déjà aujourd’hui, sachant que chaque flocon
déplacé serait remplacé par dix autres, tombés des nues ou poussés par le vent…
Elle ne devait pas moins garder la cour déneigée au possible au profit des
visiteurs qu’elle attendait. Pendant qu’elle s’acharnait comme Sisyphe sur sa
pierre, les filles jouaient avec une petite voisine dans la neige folle, assez
abondante pour les engloutir jusqu’à la taille si elles mettaient le pied au
mauvais endroit.
Geneviève
s’accorda une petite pause. Plus que jamais, sa situation lui était
désagréable. Les chambardements des derniers mois lui avaient fait perdre
certains privilèges qu’elle était venue à considérer comme autant d’acquis…
Depuis la fin de ses études universitaires, l’enthousiasme d’Édouard pour son
métier les avait vite conduits à une certaine aisance financière qui lui
avait permis d’esquiver le monde du travail. Plus encore, Kristel s’était
occupée des enfants depuis le berceau et Édouard s’assurait que « les
gars » – qui? Elle ne l’avait jamais su exactement – s’occupaient de tous
les travaux sur la propriété, notamment la pelouse l’été et le déblaiement
l’hiver.
Maintenant?
C’était elle qui devait accomplir absolument
tout. Elle était douloureusement consciente de l’amenuisement de ses
réserves monétaires. Elle ne pouvait plus se permettre d’annuler ses corvées à
coup de chéquier. La vente de la maison renflouerait assurément son compte
en banque, mais combien de temps pourrait-elle tenir une fois l’hypothèque
remboursée? Si la visite d’aujourd’hui aboutissait, Geneviève aurait à tourner
la page…
Comme si ses
pensées avaient pris forme, deux voitures tournèrent dans la cour de la rue
Hill. La première était celle de Lucie Kingston, son agente immobilière. Elle
en sortit en offrant à Geneviève un sourire plus froid que le vent du nord.
Geneviève remarqua qu’elle avait la lèvre fendue et bleuie. Elle dut voir
l’interrogation dans son regard; elle dit, non moins froidement :
« Un banal accident de squash… Ça ne paraîtra plus demain! » avec un
mouvement qui décrétait sans équivoque le sujet clos.
Pendant ce
temps, une jeune femme était sortie du second véhicule. Sa voiture, ses bottes,
son parka et sa tuque étaient tous aussi blancs que la neige. L’agente
dit : « Je vous présente Geneviève Gauss, la propriétaire… » Geneviève
serra sa main finement gantée de cuir avec sa grosse mitaine croûtée de glace
et de neige. Comme à chaque fois, Lucie Kingston ne jugeait pas utile de
décliner l’identité de la visiteuse. Geneviève ressentait une vive hostilité à
son endroit. Du coup, elle la baptisa la
pétasse blondasse. Comment une si jeune femme pouvait-elle se payer une
maison que Geneviève ne pouvait plus se permettre!
Les trois
femmes trottèrent jusqu’à l’intérieur. Geneviève réprima un sourire sadique
lorsqu’elle la vit presque perdre pied sur un espace glacé bien caché sous une
mince couche de neige.
La pétasse
fit le tour avec un air appréciatif avant de poser les questions d’usage.
« Je pense que je vais la prendre », finit-elle par dire. « Quel
moment conviendrait le mieux pour une inspection? » Elles convinrent des
détails et les visiteuses repartirent aussi vite qu’elles étaient arrivées.
Geneviève
resta à l’intérieur, le cœur battant. On dit qu’on n’apprend ce qu’est la santé
qu’au moment où la maladie s’installe; pour la première fois, elle réalisa
qu’elle quitterait bientôt sa grande et belle maison et cette réalisation lui
fit découvrir à quel point elle s’y était attachée.
Depuis
qu’Édouard et elle avaient décidé de se séparer, Geneviève s’était tenue sur une
corde raide, quelque part entre son ancienne vie et le prochain chapitre… Mais
personne ne peut rester éternellement sur une corde raide. Le signal était
donné : elle devrait descendre de l’autre côté, celui de l’inconnu. Elle
devrait penser à trouver un nouveau logement pour ses filles et elle.
Le clignotant
du répondeur attira son regard et l’arracha à ses pensées mélancoliques :
on avait dû l’appeler alors qu’elle se débattait contre la neige sans cesse
renouvelée. L’afficheur montrait que c’était son amie Marianne. Elle l’écouta
le cœur serré : le message finit de concrétiser sa traversée de plein pied
dans sa nouvelle vie.
« Salut
beauté, c’est moi… Rappelle-moi lorsque tu prendras ce message. J’aurais
peut-être une job pour toi. »
Elle était
bien contente que ses filles soient restées dehors. Elle n’eut pas à ravaler
ses larmes.
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