dimanche 20 février 2011

Le Noeud Gordien, épisode 158: Passe-partout, 2e partie

Maintenant qu’elle avait baissé les bras quant à la recherche d’une solution pour débloquer les comptes compromis, l’adrénaline laissait la place à la fatigue et la lassitude. Mélanie Tremblay ne pouvait pas se présenter devant Jean Smith dans cet état. Elle avait besoin d’une douche et de vêtements propres.
Elle se rendit chez elle sans vraiment remarquer quoi que ce soit sur son chemin. Elle se sentait étrangère à elle-même, comme dans ces pénibles rêves de bateau en train de couler ou pris dans une tempête, où elle était confinée au rôle de victime impuissante…
Elle laissa tomber son sac, son manteau et sa veste sur le sol au moment même où elle franchit le seuil de son logement. Elle avait déboutonné son chemisier à moitié lorsqu’elle perçut un bruit au salon. En d’autres circonstances, elle en aurait été terrifiée; dans son état d’engourdissement actuel, ça n’était qu’une couche supplémentaire d’irréalité ajoutée au mauvais rêve où elle était prise.
Elle passa au salon pour découvrir Félicia Lytvyn assise au milieu de son sofa. Chose rare, elle n’était pas vêtue de blanc, mais plutôt d’un tailleur anthracite d’un style ressemblant à ceux qu’elle favorisait elle-même. Le petit chat qu’elle avait recueilli la veille ronronnait sur ses genoux, le ventre offert à ses caresses. Mélanie remarqua distraitement que Félicia avait déposé une valise roulante non loin de ses pieds.
Une pointe de colère et d’indignation émergea brièvement – qu’est-ce qu’elle faisait là? Qui l’avait laissé entrer? Qui avait désactivé le système d’alarme? – mais la fatigue eut le dessus.
 « Tu as vraiment une sale gueule », dit l’intruse d’un ton amusé.
« Je n’ai pas le temps pour tes niaiseries », répondit Mélanie d’une voix traînante.
Félicia parut contrariée que sa présence crée si peu d’effet. Son visage se durcit. « Pourquoi tu ne me dis pas ce qui ne va pas? Je peux t’aider… »
Mélanie eut  un rire de dérision. « Toi, tu es bonne pour causer des problèmes. Tu es la dernière personne à pouvoir m’aider…
— Tu n’as pas dormi de la nuit parce que j’ai utilisé le passe-partout de mon père. »
Mélanie figea sur place. Son cerveau ralenti par sa nuit de travail eut besoin de plusieurs secondes pour comprendre les paroles de Félicia.
M. Lytvyn avait été le seul à connaître la nature précise du passe-partout. Une poignée de ses plus proches collaborateurs en connaissaient l’existence, pas plus. Il aurait été tentant de croire que le vieil homme avait laissé le passe-partout en héritage à sa fille unique, mais Lev Lytvyn ne l’aurait jamais consigné par écrit… L’idée était que le pouvoir demeure à lui et à lui seul, pas de risquer d’en perdre le contrôle d’un seul coup advenant une fuite ou quelque traîtrise. Par ailleurs, il avait toujours soigneusement tenu Félicia à l’écart de ses activités criminelles. La thèse de l’héritage était pour le moins improbable.
Malgré tout, le passe-partout avait bel et bien été utilisé. Et elle le savait.
Un déclic se produisit alors dans l’esprit de Mélanie. Je crains pour ma vie parce qu’une enfant gâtée la met en danger. L’adrénaline l’habita à nouveau comme la marée montante. Ses oreilles se mirent à bourdonner; toute la périphérie de son champ de vision disparut. Il n’y avait plus que sa rage et Félicia.
Pendant tout ce temps, elle n’avait cessé ses déblatérations. « Tu sais, tu n’es pas mieux que les autres. Personne ne me prend au sérieux. Tout le monde me traite comme si j’étais incapable de quoi que ce soit. Maintenant, je t’ai prouvé que ngh!… »
Mélanie s’était jetée sur Félicia pour lui tordre le cou. Le chaton déguerpit instantanément avec un petit miaulement plaintif. En proie à la frayeur et à la surprise, Félicia se tortilla pour se soustraire à l’emprise de Mélanie en tirant à deux mains sur l’une des siennes. L’étau se desserra légèrement; elle avala une bouffée d’air avec le désespoir d’une nageuse en train de couler.
La victoire de Félicia fut aussi partielle que momentanée. Mélanie se mit à la frapper de ses deux poings avec tant d’ardeur que Félicia ne put rien faire sinon couvrir sa tête de ses deux bras.
Mélanie n’avait aucune intention de ralentir la force ou le rythme de son assaut, mais soudainement, tout son monde fut remplacé par un flou blanc, sans image, sans bruit, sans la moindre sensation.
Lorsque ses perceptions revinrent graduellement, elle découvrit qu’elle gisait par terre, adossée au sol du salon. Elle ne pouvait pas bouger, pas même cligner des yeux. Félicia était accroupie, son visage à quelques centimètres du sien. Elle affichait un rictus moqueur sans cacher sa satisfaction.
« Je ne savais pas si ça marcherait… Encore cet automne, je n’aurais pas été capable de réussir ça… » Elle se redressa. « Ça m’a pris deux jours à le préparer, mais ça en valait la peine, hein? » Elle enfonça la pointe de son soulier dans les côtes de Mélanie. « Je n’aurais jamais cru que je m’en servirais avec toi… À quoi tu penses, m’attaquer en barbare comme ça? Moi! » Elle augmenta la pression. C’était très douloureux, mais Mélanie ne pouvait l’exprimer d’aucune façon, pas plus qu’elle ne pouvait s’en soustraire. Tout son être criait en silence… Avait-elle été empoisonnée? Électrocutée au Taser? Une partie d’elle concluait que la preuve était faite : toute cette affaire n’était qu’un mauvais rêve.
« J’aurais voulu que tu m’écoutes lorsque je suis revenue d’Europe… Je t’ai donné une dernière chance de me prendre au sérieux… Dis-toi que tout ça, c’est de ta faute. »
Elle posa son talon sur le cou de Mélanie, puis elle appuya de plus en plus fort, comprimant ses voies respiratoires. Une terreur sans nom l’habita toute entière. Lorsqu’elle sentait son visage rougir, Félicia relâchait la pression pour mieux recommencer…
Heureusement, elle se lassa vite de son manège. Elle disparut du champ de vision de Mélanie pour faire un appel. « Oui, c’est moi… J’aurais besoin d’une faveur… c’est important. Une excision de souvenirs. Non, non, c’est parfait comme ça. J’ai mon matériel. Non. Ok. On se voit tantôt. Bye. »
Félicia roula sa valise à côté de Mélanie. Elle murmura à son oreille : « J’ai besoin que tu m’aides, de gré ou de force. Tu as eu ta chance, tu es passée à côté… Mais ça ne change rien. Tu es à moi maintenant. »
Elle lui ferma les paupières avant d’ajouter : « Oh, en passant, j’ai débloqué l’accès aux comptes. Personne d’autre ne saura que j’ai le passe-partout. Tu n’as plus à t’inquiéter de ça. Ça te fera une pensée positive pour t’accompagner… Parce que je ne te mentirai pas, les prochaines heures vont être inconfortables…
Mélanie découvrit un nouveau sommet à la terreur.
« La bonne nouvelle, c’est qu’une fois que j’en aurai fini avec toi, tu ne t’en souviendras plus… »
Ces paroles ne firent rien pour la rassurer. 

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