dimanche 10 avril 2011

Le Noeud Gordien, épisode 165 : Catacombes, 4e partie

C’était une maison coquette qui ressemblait aux autres du quartier, à une particularité près : ceux qui n’y étaient pas invités n’auraient pas pu la trouver. Même les voisins de longue date ne la remarquaient pas lorsqu’ils regardaient directement dans sa direction. Catherine Mandeville était heureusement de ceux qui n’avaient pas à s’inquiéter des effets de ces puissants processus : à chacun de ses passages à Tanger, elle savait être la bienvenue dans le domaine hermétique de Traugott Kuhn.
Comme d’habitude, le portail n’était pas verrouillé. Elle traversa le rez-de-chaussée élégamment  meublé quoiqu’à peu près jamais habité pour rejoindre la trappe sous laquelle l’écoutille du bunker était cachée. On l’observait déjà, elle en était sûre; elle voulut agir avec naturel, elle ne réussit qu’à paraître encore plus guindée.
L’écoutille bloquait l’entrée d’un puits de béton. L’abri avait été construit dans les années mille-neuf-cent-quarante; le mécanisme demeurait toutefois en parfait état, bien huilé et sans la moindre trace de rouille. Catherine savait qu’elle devrait s’agripper à de minces barreaux métalliques enchâssés à même le puits pour descendre les cinq ou six mètres qui la séparaient du plancher; elle enleva ses souliers, exhala un long soupir et s’engagea dans le puits.
Elle ne s’était pas trompée en supposant qu’on l’observait : Kuhn l’attendait déjà au fond de la salle, derrière la grande baie vitrée qui l’isolait du reste du monde – mais qui le protégeait aussi de sa pire phobie.
« Catherine! Ma belle Catherine! Quelle joie de te revoir si tôt! » L’enthousiasme de Kuhn fit sourire Mandeville. On aurait dit un grand-papa tout content de revoir sa petite-fille. « Serait-ce que tu as déjà tenté de reproduire le procédé découvert par la fille de La Cité?
— Oui, dès que j’ai pu…
— Et puis? »
Mandeville lissa ses cheveux avec la paume de sa main. « J’ai échoué… Il manque quelque chose…
— Comment as-tu obtenu le consentement de ton sujet?
— J’ai demandé à Émile », répondit-elle du bout des lèvres.
« Sa loyauté envers toi, quoique complète, n’était pas de l’ordre naturel des choses… 
— Vous avez raison… » La réhabilitation d’Émile l’avait soustrait à son exécution, mais elle lui avait coûté son libre arbitre. Elle regrettait de l’avoir choisi comme cobaye, d’autant plus que sa mort avait été vaine. Elle avait été surprise de découvrir à quel point il lui manquait. Elle massa son cou en tentant de ravaler cette vague de sentimentalité inutile.
« J’ai une faveur à te demander, Catherine… » Un frisson la traversa en entendant ces mots. La vie de Kuhn était dédiée à la pérennité de leur art… Il était aussi déterminé à reconquérir les connaissances perdues suite à l’hécatombe de 1916 qu’à se prémunir contre d’éventuels coups durs futurs… Une façon d’y parvenir était de partager son savoir. Il n’était donc pas avare de faveurs à échanger – d’autant plus que sa réclusion volontaire l’obligeait à recourir à autrui pour agir à l’extérieur de son abri. Néanmoins, étudier auprès de lui représentait une chance énorme.
« Retournes vers La Cité. Je veux rencontrer cette fille. Je veux lui parler. Je veux qu’elle me montre ce qu’elle sait.
— Mais ce n’est qu’une adepte! Et encore : elle vient de le devenir…
— Tu as observé son procédé. Tu as conclu qu’il était authentique. Et le comportement des impressions ne fait que confirmer que c’est bien elle qui l’a accompli, qu’elle n’est pas l’outil d’une force plus puissante… Elle est destinée à de grandes choses.
— Mais…
— Qu’importe son titre? Tu veux m’offrir cette faveur ou non? » Le grand-papa était disparu. C’était le Maître, l’aîné des Seize, qui parlait. Mandeville n’avait jamais cessé de se sentir comme une novice devant Kuhn. Elle gratta nerveusement sous ses ongles pendant un moment avant de dire : « Je vous accorde cette faveur. »
La satisfaction éclaira le visage de Kuhn. « Pendant que tu es là-bas, si tu peux en apprendre davantage sur le procédé utilisé par Avramopoulos pour rajeunir…
— Il refuse de partager quoi que ce soit…
— Cet abruti! », éructa Kuhn en tapant du pied. La violence et la soudaineté de l’invective firent sursauter Mandeville. « Quel imbécile! Une découverte de cette importance, connue de lui seul… S’il lui arrivait quelque chose, encore un trésor perdu!
— Au moins nous savons que c’est possible », répondit Mandeville avec philosophie. Kuhn se contenta de répondre d’un grognement contrarié. Un silence pesant emplit la pièce.
« Je vais y aller, alors… Je reviendrai avec l’adepte. »
Elle allait tourner les talons quand Kuhn ajouta, d’une voix timide : « Catherine? Tu n’as pas envie de… rester un peu? »
Elle jeta un bref regard vers la cabine à sa gauche. Elle n’avait absolument aucune envie de traverser le processus de stérilisation ni de porter une combinaison Hazmat. « Peut-être à mon retour?
— Oh. D’accord. Je comprends. Hum, tu n’es toujours pas intéressée à faire un tour de Joute? »  On aurait dit un petit garçon demandant à une fillette s’il peut l’embrasser, juste une fois. Mandeville était embarrassée que Kuhn lui parle sur ce ton pathétique qui cadrait mal avec tout le respect qu’elle entretenait à son égard.
« Non, pas de Joute. Pas tant que nous ne saurons pas comment fonctionne le processus.
— Mais comprend-on jamais tout? », demanda Kuhn d’un air piteux.
Catherine n’appréciait certainement pas devoir lui refuser sa demande, mais elle demeurait convaincue que ses pairs jouaient avec des forces qu’ils ne pouvaient pas définir et encore moins maîtriser. Malgré la tentation de découvrir ce qui les rendait si enthousiastes, elle préférait la voie de la prudence. La différence entre enthousiasme et dépendance pouvait parfois s’avérer subtile…
Elle lui fit un sourire triste avant de remonter les échelons. Son double refus l’emplissait d’un sentiment de culpabilité désagréable. À défaut de fuir son émotion, elle dut se contenter de s’éloigner de celui qui en était la source.
Elle repartit pour La Cité sur-le-champ. 

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