dimanche 17 avril 2011

Le Noeud Gordien, épisode 166: Réflexion

Édouard Gauss n’aurait jamais cru être si content de revenir dans son appartement décrépit de la 10e avenue. Malgré son intensité, son bonheur demeurait distant, coincé au milieu de cette boule d’émotion qui tiraillait ses entrailles.
Il avait passé trois nuits et deux jours dans la petite chambre où on l’avait consigné. À toutes les trois ou quatre heures, Hoshmand le visitait, tantôt pour lui apporter de quoi boire ou manger – incluant du vin en soirée –, tantôt pour lui expliquer comment respirer correctement ou lui inculquer une forme d’ablution en neuf étapes. Édouard était trop fébrile et contrarié pour retenir quoi que ce soit, alors il se contentait d’arpenter la petite pièce comme un animal en cage, moins inquiet de sa séquestration qu’excédé par sa surexcitation. Surtout terrifié de savoir comment il pourrait se libérer de cette dernière condition.
Maintenant il était chez lui. Même sa petite salle de bain semblait plus vaste que la chambre qu’il avait habitée.
Il avait reçu appel sur appel pendant sa séquestration. Geneviève lui avait laissé à elle seule une douzaine de messages, d’abord contrariés – c’était son tour de passer le weekend avec ses filles – puis de plus en plus inquiets. Son psychologue avait aussi signalé son absence imprévue à leur rencontre hebdomadaire; il voulait confirmer le rendez-vous pour la semaine prochaine. Il avait besoin plus que jamais de son heure avec le docteur Lacombe, mais à quoi bon? Il ressentait désormais la présence implacable des barrières qu’on avait érigées dans son esprit et qui lui interdisaient de trahir ce qu’il avait vécu.
Il s’aspergea le visage d’eau en soupirant, content d’être chez lui, mais surtout appliqué à ne pas penser à… ça. Ce qui composait la boule d’émotion qui lui serrait la gorge.
À la profondeur de son désespoir, à la fatigue accumulée par trois nuits à dormir à peine.
À ne pas penser à où ses désirs tout-puissants l’avaient amené. À ce qu’il avait pensé. À ce qu’il avait failli faire. À ce qu’il avait fait.
À ses réticences s’amincissant d’heures en heures, de jour en jour. Jusqu’à ce que – horreur! – l’idée lui apparaisse stimulante.
Le passage à l’acte, la reddition… Excitant – comme tout le reste – mais profondément dégoûtant aussi.
L’humiliation du fait accompli. Le caractère irréversible de la ligne franchie à la lumière crue et lucide de l’effet dissipé – comme promis.
Ne pas penser pour ne pas devoir décider si ses facultés affaiblies faisaient de lui une victime de viol, ou si son consentement apparent le rendait imputable de sa propre faiblesse.
Surtout, ne pas laisser de prise au sentiment de violente indignation qui ne demandait qu’à exploser… Un sentiment encapsulé dans la ferme intention d’accepter les conséquences d’avoir écouté sa curiosité et d’avoir joué avec des forces qui le dépassaient. À tout prendre, c’était lui l’architecte de son malheur et de sa honte.
Il resta longuement accoudé sur son lavabo, le visage ruisselant d’eau froide, le regard fixé sur les gouttes qui se fondaient en ruisselets avant d’être bues par le drain, à ne pas penser à tout cela. Mais s’évertuer à ne pas penser à quelque chose, c’était aussi y penser…
Lorsqu’il leva les yeux pour affronter son reflet, une surprise l’attendait. Il fit un pas en arrière, le souffle coupé.
Ce qu’il voyait dans la glace n’était pas son visage piteux et dégouttant mais celui d’un homme mûr qui lui offrait un sourire compatissant.
C’était l’homme de la photo d’Alexandre. Gordon.
Édouard l’avait théoriquement déjà rencontré, bien qu’il n’ait conservé de leur entretien précédent qu’un enregistrement et aucun souvenir.
« N’aie pas peur », dit-il d’une voix douce. Édouard eut le réflexe stupide d’ouvrir la porte de la pharmacie, seulement pour découvrir que l’intérieur demeurait parfaitement normal. L’image de Gordon était toujours présente lorsqu’il la referma.
« Ton initiation a été dure, n’est-ce pas? »
Édouard ne répondit pas.
« Je comprends ce que tu vis… Parce que je suis passé par là. Sauf que moi, j’avais quatorze ans. Au moins, comme je le connais, maintenant qu’il t’a… eu, il ne s’imposera pas davantage. De cette façon, du moins. »
Édouard plissa le nez en reconnectant momentanément avec le dégoût contre lequel il se débattait. Si son indignation ne diminuait en rien, une part d’appréhension quant au futur s’allégea néanmoins.
« Eleftherios est un vieux narcissique…
— Comment, vieux? », coupa Édouard. Il se souvenait de la photo de l’entourage du roi Georges et cet Eleftherios dont le regard ressemblait étrangement à celui d’Alexis.  
« Oh, malgré son apparence actuelle, il est considérablement plus vieux que moi. En fait, il était déjà presque un vieillard lorsque je l’ai rencontré pour la première fois, à la fin des années mille-huit-cent… »
Après tout ce temps à se démener pour trouver de minuscules indices et les arranger en théories, Édouard peinait à croire qu’on lui donnât des réponses aussi facilement. Il est vrai qu’il était maintenant l’un d’eux, en principe… « Mais comment est-ce possible?
— Je sais que tu t’en doutes…
— En fait, oui et non. Tout ce que vous faites peut être expliqué par l’hypnose. Faire oublier des choses, implanter des suggestions… Même me faire croire que quelqu’un me parle à travers mon miroir.
— Tu n’as pas tort : nos procédés usent des mêmes mécanismes que l’hypnose, quoique par des voies différentes. Je peux toutefois t’assurer que cette conversation n’est pas hallucinée.
— Vous êtes donc des magiciens.
— Nous sommes les détenteurs des secrets anciens et hermétiques des sages et des alchimistes qui nous ont précédés…
— Vous pardonnerez mon incrédulité…
— Tutoie-moi, je te prie… Mais je t’assure que tu seras convaincu en temps et lieu. Nous le sommes tous. En attendant, à défaut de croire, écoute-moi.
— Je vous écoute. Je veux dire : je t’écoute. » Ce dialogue inopiné avait l’avantage non négligeable de fournir une distraction qui ajoutait quelque distance avec ces émotions qu’il préférait dénier.
« Eleftherios et moi sommes des Maîtres de notre art. Nous avons accompli le Grand Œuvre… »
Édouard connaissait le terme : c’était un thème courant en alchimie et en occultisme. « La pierre philosophale?
— Plus précisément le processus symbolisé par le concept de la pierre. Autrement dit, nous nous sommes perfectionnés jusqu’à transcender notre condition mortelle…
— Vous ne pouvez pas mourir?
— Oh, je peux assurément mourir. Je ne vieillirai toutefois plus. Entre autres choses… 
— Pourquoi Eleftherios ne me l’a pas déjà dit, s’il m’a choisi comme initié?
— Il a sa manière. Pour l’instant, il préfère se concentrer sur les bases, sur le point de départ plutôt que sur la destination. C’est peut-être moins pédagogique, mais c’est une bonne manière de tester l’investissement d’un initié dans sa voie.
— Bref, il veut tester ma foi…
— …en lui plus qu’en notre art. On ne peut s’attendre à moins d’un narcissique. Sache toutefois qu’il est très puissant et que malgré ses défauts, il sait ce qu’il fait. Il m’a beaucoup appris.
— Tu ne lui en veux pas?
— Oh oui, je lui en veux. C’est pourquoi je m’adresse à toi aujourd’hui. Lorsque tu es venu mettre ton nez dans mes affaires, je t’ai vu comme une menace. Maintenant je sens que nos destins sont liés. Après notre discussion dans ma voiture, j’ai compris que c’était un homme comme toi qu’il me fallait.
— Un homme comme moi? Pour faire quoi? »
Gordon sourit, les yeux pétillants : « Qui de mieux placé que le journaliste d’enquête le plus respecté en ville pour révéler au monde l’existence de notre art? »
Penaud, Édouard répondit : « C’est impossible…
— Pourquoi?
— Parce qu’ils ont, heu, jeté un sort sur moi… Je ne peux pas parler de quoi que ce soit à un non-initié… Je ressens le blocage dès que je formule une intention à cet effet…
— Tu dis ils ont… Ils ont procédé à plusieurs?
— Oui : Eleftherios, Hoshmand et un autre gars qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau…
— Polkinghorne.
— J’imagine. C’était dans un cercle, avec des os…
— Un procédé est d’autant plus puissant s’il est accompli à plusieurs… Eleftherios a dû croire que tu risquais de déjouer un procédé moins solide… Il a donc une excellente opinion de ton potentiel! Mais en temps et lieu, je pourrai le défaire sans problème. À condition que tu veuilles m’aider dans mon plan… »
Malgré la sincérité apparente de Gordon, Édouard ne pouvait s’empêcher de croire qu’il s’agissait peut-être d’un autre test. « Je vais devoir y penser », répondit-il prudemment.
« Je ne demande rien de plus », dit Gordon. « En attendant, prends au sérieux tes leçons et développe ton acuité dès que possible. Tu es sur le seuil d’un monde de merveilles, mais c’est à toi de décider du délai avant de le franchir. Une fois de l’autre côté, tes sacrifices seront amplement compensés! »
Ceci restait à démontrer; à tout le moins, l’option suggérée par Gordon pourrait lui offrir un moyen de canaliser ses émotions... Il pourrait ainsi faire d’une pierre deux coups… Se venger d’Eleftherios en éventant ses précieux secrets… Mais aussi se trouver derrière le plus gros scoop de tous les temps!
Il allait poser à Gordon la première des cent millions de questions qui lui restait mais c’était trop tard : le reflet de son visage avait repris sa place dans le miroir. 

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