Il avait passé trois nuits et deux jours dans la petite
chambre où on l’avait consigné. À toutes les trois ou quatre heures, Hoshmand
le visitait, tantôt pour lui apporter de quoi boire ou manger – incluant du vin
en soirée –, tantôt pour lui expliquer comment respirer correctement ou lui
inculquer une forme d’ablution en neuf étapes. Édouard était trop fébrile et
contrarié pour retenir quoi que ce soit, alors il se contentait d’arpenter la
petite pièce comme un animal en cage, moins inquiet de sa séquestration qu’excédé
par sa surexcitation. Surtout terrifié de savoir comment il pourrait se libérer
de cette dernière condition.
Maintenant il était chez lui. Même sa petite salle de bain semblait
plus vaste que la chambre qu’il avait habitée.
Il avait reçu appel sur appel pendant sa séquestration.
Geneviève lui avait laissé à elle seule une douzaine de messages, d’abord
contrariés – c’était son tour de passer le weekend avec ses filles – puis de
plus en plus inquiets. Son psychologue avait aussi signalé son absence imprévue
à leur rencontre hebdomadaire; il voulait confirmer le rendez-vous pour la
semaine prochaine. Il avait besoin plus que jamais de son heure avec le docteur
Lacombe, mais à quoi bon? Il ressentait désormais la présence implacable des barrières
qu’on avait érigées dans son esprit et qui lui interdisaient de trahir ce qu’il
avait vécu.
Il s’aspergea le visage d’eau en soupirant, content d’être
chez lui, mais surtout appliqué à ne pas penser à… ça. Ce qui composait la boule d’émotion qui lui serrait la gorge.
À la profondeur de son désespoir, à la fatigue accumulée par
trois nuits à dormir à peine.
À ne pas penser à où ses désirs tout-puissants l’avaient amené.
À ce qu’il avait pensé. À ce qu’il avait failli faire. À ce qu’il avait fait.
À ses réticences s’amincissant d’heures en heures, de jour
en jour. Jusqu’à ce que – horreur! – l’idée lui apparaisse stimulante.
Le passage à l’acte, la reddition… Excitant – comme tout le
reste – mais profondément dégoûtant aussi.
L’humiliation du fait accompli. Le caractère irréversible de
la ligne franchie à la lumière crue et lucide de l’effet dissipé – comme
promis.
Ne pas penser pour ne pas devoir décider si ses facultés
affaiblies faisaient de lui une victime de viol, ou si son consentement
apparent le rendait imputable de sa propre faiblesse.
Surtout, ne pas laisser de prise au sentiment de violente
indignation qui ne demandait qu’à exploser… Un sentiment encapsulé dans la
ferme intention d’accepter les conséquences d’avoir écouté sa curiosité et d’avoir
joué avec des forces qui le dépassaient. À tout prendre, c’était lui l’architecte
de son malheur et de sa honte.
Il resta longuement accoudé sur son lavabo, le visage
ruisselant d’eau froide, le regard fixé sur les gouttes qui se fondaient en
ruisselets avant d’être bues par le drain, à ne pas penser à tout cela. Mais s’évertuer à ne pas penser à
quelque chose, c’était aussi y penser…
Lorsqu’il leva les yeux pour affronter son reflet, une
surprise l’attendait. Il fit un pas en arrière, le souffle coupé.
Ce qu’il voyait dans la glace n’était pas son visage piteux
et dégouttant mais celui d’un homme mûr qui lui offrait un sourire
compatissant.
C’était l’homme de la photo d’Alexandre. Gordon.
Édouard l’avait théoriquement déjà rencontré, bien qu’il n’ait
conservé de leur entretien précédent qu’un enregistrement et aucun souvenir.
« N’aie pas peur », dit-il d’une voix douce.
Édouard eut le réflexe stupide d’ouvrir la porte de la pharmacie, seulement
pour découvrir que l’intérieur demeurait parfaitement normal. L’image de Gordon
était toujours présente lorsqu’il la referma.
« Ton initiation a été dure, n’est-ce pas? »
Édouard ne répondit pas.
« Je comprends ce que tu vis… Parce que je suis passé
par là. Sauf que moi, j’avais quatorze ans. Au moins, comme je le connais,
maintenant qu’il t’a… eu, il ne s’imposera pas davantage. De cette façon, du
moins. »
Édouard plissa le nez en reconnectant momentanément avec le
dégoût contre lequel il se débattait. Si son indignation ne diminuait en rien,
une part d’appréhension quant au futur s’allégea néanmoins.
« Eleftherios est un vieux narcissique…
— Comment, vieux? », coupa Édouard. Il se souvenait de
la photo de l’entourage du roi Georges et cet Eleftherios dont le regard ressemblait étrangement à celui d’Alexis.
« Oh, malgré son apparence actuelle, il est considérablement
plus vieux que moi. En fait, il était déjà presque un vieillard lorsque je l’ai
rencontré pour la première fois, à la fin des années mille-huit-cent… »
Après tout ce temps à se démener pour trouver de minuscules
indices et les arranger en théories, Édouard peinait à croire qu’on lui donnât
des réponses aussi facilement. Il est vrai qu’il était maintenant l’un d’eux,
en principe… « Mais comment est-ce possible?
— Je sais que tu t’en doutes…
— En fait, oui et non. Tout ce que vous faites peut être
expliqué par l’hypnose. Faire oublier des choses, implanter des suggestions…
Même me faire croire que quelqu’un me parle à travers mon miroir.
— Tu n’as pas tort : nos procédés usent des mêmes
mécanismes que l’hypnose, quoique par des voies différentes. Je peux toutefois
t’assurer que cette conversation n’est pas hallucinée.
— Vous êtes donc des magiciens.
— Nous sommes les détenteurs des secrets anciens et
hermétiques des sages et des alchimistes qui nous ont précédés…
— Vous pardonnerez mon incrédulité…
— Tutoie-moi, je te prie… Mais je t’assure que tu seras
convaincu en temps et lieu. Nous le sommes tous. En attendant, à défaut de
croire, écoute-moi.
— Je vous écoute. Je veux dire : je t’écoute. » Ce
dialogue inopiné avait l’avantage non négligeable de fournir une distraction
qui ajoutait quelque distance avec ces émotions qu’il préférait dénier.
« Eleftherios et moi sommes des Maîtres de notre art.
Nous avons accompli le Grand Œuvre… »
Édouard connaissait le terme : c’était un thème courant
en alchimie et en occultisme. « La pierre philosophale?
— Plus précisément le processus symbolisé par le concept de
la pierre. Autrement dit, nous nous sommes perfectionnés jusqu’à transcender
notre condition mortelle…
— Vous ne pouvez pas mourir?
— Oh, je peux assurément mourir. Je ne vieillirai toutefois
plus. Entre autres choses…
— Pourquoi Eleftherios ne me l’a pas déjà dit, s’il m’a choisi
comme initié?
— Il a sa manière. Pour l’instant, il préfère se concentrer
sur les bases, sur le point de départ plutôt que sur la destination. C’est
peut-être moins pédagogique, mais c’est une bonne manière de tester l’investissement
d’un initié dans sa voie.
— Bref, il veut tester ma foi…
— …en lui plus qu’en notre art. On ne peut s’attendre à
moins d’un narcissique. Sache toutefois qu’il est très puissant et que malgré
ses défauts, il sait ce qu’il fait. Il m’a beaucoup appris.
— Tu ne lui en veux pas?
— Oh oui, je lui en veux. C’est pourquoi je m’adresse à toi
aujourd’hui. Lorsque tu es venu mettre ton nez dans mes affaires, je t’ai vu
comme une menace. Maintenant je sens que nos destins sont liés. Après notre
discussion dans ma voiture, j’ai compris que c’était un homme comme toi qu’il
me fallait.
— Un homme comme moi? Pour faire quoi? »
Gordon sourit, les yeux pétillants : « Qui de
mieux placé que le journaliste d’enquête le plus respecté en ville pour révéler
au monde l’existence de notre art? »
Penaud, Édouard répondit : « C’est impossible…
— Pourquoi?
— Parce qu’ils ont, heu, jeté un sort sur moi… Je ne peux
pas parler de quoi que ce soit à un non-initié… Je ressens le blocage dès que
je formule une intention à cet effet…
— Tu dis ils ont…
Ils ont procédé à plusieurs?
— Oui : Eleftherios, Hoshmand et un autre gars qui lui
ressemble comme deux gouttes d’eau…
— Polkinghorne.
— J’imagine. C’était dans un cercle, avec des os…
— Un procédé est d’autant plus puissant s’il est accompli à
plusieurs… Eleftherios a dû croire que tu risquais de déjouer un procédé moins
solide… Il a donc une excellente opinion de ton potentiel! Mais en temps et lieu,
je pourrai le défaire sans problème. À condition que tu veuilles m’aider dans
mon plan… »
Malgré la sincérité apparente de Gordon, Édouard ne pouvait
s’empêcher de croire qu’il s’agissait peut-être d’un autre test. « Je vais
devoir y penser », répondit-il prudemment.
« Je ne demande rien de plus », dit Gordon. « En
attendant, prends au sérieux tes leçons et développe ton acuité dès que
possible. Tu es sur le seuil d’un monde de merveilles, mais c’est à toi de
décider du délai avant de le franchir. Une fois de l’autre côté, tes sacrifices
seront amplement compensés! »
Ceci restait à démontrer; à tout le moins, l’option suggérée
par Gordon pourrait lui offrir un moyen de canaliser ses émotions... Il
pourrait ainsi faire d’une pierre deux coups… Se venger d’Eleftherios en
éventant ses précieux secrets… Mais aussi se trouver derrière le plus gros
scoop de tous les temps!
Il allait poser à Gordon la première des cent millions de
questions qui lui restait mais c’était trop tard : le reflet de son visage
avait repris sa place dans le miroir.
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