Contrairement à la faune locale, Gordon ne se souciait guère
d’être victime de la violence ambiante. Il ne voulait être vu de personne, donc
personne ne le verrait. Ses inquiétudes portaient plutôt sur l’énergie
radiesthésique du Cercle de Harré; un praticien de son calibre devait veiller
soigneusement à museler ses pouvoirs, même ceux qu’il utilisait maintenant de
façon automatique. Ses préparations avaient eu lieu dans le confort de son
sanctuaire, loin de la frontière du Centre-Sud.
Il trouva facilement l’endroit que ses sources avaient
désigné. Avant même qu’il ne pénètre dans le vieux terminus, il pouvait
ressentir la présence de Tricane à l’intérieur… À tout le moins, une présence
qui ressemblait à la sienne. Quelque chose était cependant différent…
Une fois dans le vieux terminus ravagé par le vandalisme, il
fut consterné de trouver des dormeurs jonchant le sol. On lui avait rapporté
qu’elle utilisait son talent publiquement; c’était pire : elle semblait
maintenant posséder sa congrégation. On ne pouvait pas se méprendre sur le rôle
qu’elle s’était donné : même au milieu de la nuit, elle avait l’air d’un gourou
ou d’une idole qui méditait sur son trône de fortune, panoplie rituelle à portée de
main.
« Je te vois, Gordon », dit-elle sans ouvrir les
yeux.
« C’est un progrès considérable, considérant les
précautions que j’ai prises; cet hiver encore, tu n’aurais pas senti ma
présence, même les yeux ouverts. Tu as beaucoup progressé… J’imagine que tu ne
dors plus, maintenant?
— Est-ce que tu viens me faire la leçon?
— C’est mon devoir de te rappeler nos règles… Encore
chanceuse que je l’aie appris en premier. Tu risques gros en agissant ainsi…
— Je risque gros? Je risque gros? Tu sais ce qu’ils
risquent sans moi, tous ceux qui sont couchés à mes pieds? Tu sais ce que
Timothée risque s’il ne vient pas à ma rencontre demain? »
Mentionner des événements
à venir impliquant un inconnu : ce genre de propos sonnait bien comme
Tricane. Sauf que les mots avaient été prononcés sans qu’elle sorte de sa
méditation, d’un ton posé, lucide.
« Je ne me cacherai
plus comme une limace sous une pierre. Comme vous. Vous apprenez aux initiés que notre art sert d’abord à nous
changer, puis à changer les autres, enfin à changer le monde. Pourquoi
m’interdire de le faire?
— C’est une formule qui
date des années mille huit cent… De un, avant Harré, nous n’avions pas
réellement le pouvoir de le faire; de deux, tu sais comme moi quels désastres
notre interférence a rendu possibles…
— Pas notre interférence, ni à toi, ni à moi…
— Tu sais ce que je veux
dire. Quelqu’un qui décide de ce qui est bon pour l’humanité et qui a le
pouvoir de réaliser sa vision n’est pas nécessairement juste pour autant…
— Quelle mauvaise foi », répondit Tricane.
« Tu te souviens de notre première rencontre, à Tanger? J’ai vu l’araignée
au centre de sa toile et le nœud au centre de toi. Maintenant, je sais ce que
ça signifie. Et tu as le culot de venir me faire la morale… »
Gordon se cacha derrière sa meilleure poker face. Bluffait-elle? « De quoi parles-tu?
— Ton Nœud. Ton plan. Ton espoir. Le risque que tu comptes prendre et qui nous implique
tous. L’ironie, c’est que toi et moi, nous voulons la même chose… » Elle fit
une pause et ajouta : « Ne t’en fais pas, je ne trahirai pas ton
secret. »
Elle savait donc. « Ton acuité atteint des niveaux… Surprenants.
Tu as changé la formule de ton médicament?
— Je ne prends plus ton médicament.
— Quoi?
— Tu as compris.
— Mais comment…?
— J’ai fini de recoller les morceaux… »
Gordon ne détectait ni mensonge ni autre subterfuge dans les
paroles de Tricane, quoique son opinion repose sur un jugement en rien alimenté
par son art… Il pouvait plus facilement se tromper que d’habitude. Mais que
disait-elle exactement? Kuhn l’avait déracinée de l’ici et maintenant en tentant
sur elle un processus avorté… Avait-elle réussi à le mener à terme?
Sa capacité à lire les gens pouvait relever du développement
de son acuité; ses « miracles » s’expliquaient par l’effet de
réverbération du Cercle de Harré… Mais après seulement un douzaine d’années de
pratique, il était en principe impossible qu’elle réussisse à pénétrer les
défenses qui protégeaient les secrets les plus importants de Gordon : personne,
pas même les Seize, n’avait réussi à le déjouer à ce jour.
Le cœur de Gordon accéléra sa cadence. Tricane était-elle
sur le chemin de la metascharfsinn,
la sur-acuité découverte par Harré? Il devait en savoir plus tout en se
protégeant – en protégeant son plan.
Gordon réfléchit un instant. Tricane disait vrai en
affirmant qu’ils voulaient la même chose. Il décida de ne pas l’arrêter. Il
avança donc : « Je pense que tu mérites ton épée… Une adepte,
même avec la coupe, le bâton et l’anneau, ne reste qu’une adepte. Je ne peux pas
t’empêcher de continuer ce que tu fais, mais je peux te permettre d’affronter
les obstacles à venir comme un Maître…»
C’est seulement à ce moment qu’elle ouvrit les yeux,
surprise d’être récompensée plutôt que punie. Gordon pensa « Bien :
elle ne sait donc pas tout! »
En la laissant poursuivre sur sa lancée, il saurait
exactement à quoi s’en tenir.
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