Après qu’il eut bu son thé, Kuhn amena son invitée voir le
jardin potager ainsi que les étables où il élevait une quinzaine de moutons
dont une poignée d’agneaux de l’année. Il lui présenta ensuite sa bibliothèque
colossale, remplie d’ouvrages souvent centenaires. Kuhn ne semblait manquer de
rien; une aile était même aménagée comme un bain turc – son domaine jouissait
apparemment de l’apport d’eau de sources thermales.
Le vieil homme était peut-être prisonnier de ses craintes
irrationnelles, mais la cage était dorée.
Il présenta à Félicia la pièce la plus impressionnante en
dernier. Il la désigna comme la salle des
archives, quoique Félicia n’y vit qu’une large grotte en forme de dôme,
décorée seulement d’une fontaine en son centre.
« Je ne comprends pas… Pourquoi est-ce la salle des
archives?
— Regarde mieux, ma belle enfant… Respire un peu, laisse-toi
toucher par le calme de l’endroit… »
Elle fit comme il le suggérait; en quelques instants, elle
trouva avec plaisir la sérénité intérieure de l’état d’acuité.
« Regarde encore… »
Elle ouvrit les yeux pour remarquer une série de détails
qui, jusque-là, lui avaient échappés. Il s’agissait de marques subtiles
éparpillées sur une section du dôme… Ni des dessins, ni des lettres – pas même
des symboles à proprement parler. C’était comme si les formes apparemment
naturelles de la grotte devenaient… lisibles
sous le regard de l’acuité.
Elle tressaillit de surprise en discernant le sens des
informations cachées en filigrane de la formation rocheuse. La moitié de la
salle des archives était tapissée d’instructions pour des exercices méditatifs
ou purificatoires, mais plus important encore, pour une variété de procédés.
Félicia en reconnut quelques-uns du premier coup d’œil, éparpillés parmi
d’autres beaucoup plus complexes que ceux qu’elle connaissait… Une encyclopédie
de leur art se trouvait consignée sur ces murs.
« Mais… Que les
écrits ne restent pas… »
Kuhn hocha tristement la tête. « Les principes de la
grande trêve ont toujours visé le juste milieu entre préserver nos secrets pour
les transmettre, et paradoxalement, interdire une diffusion à grande échelle
qui nous affaiblirait tous… Mais au siècle dernier, il s’en est fallu de peu
que toutes nos connaissances soient perdues… Combien de temps avant que les
hommes reconstruisent la sagesse et les savoirs que nous avons arrachés aux
ténèbres de l’ignorance au cours des siècles? Éviter cette triste
possibilité : voici l’œuvre de ma vie.
— Mais… Tout le monde dit tout le temps que c’est
strictement interdit d’écrire quoi que ce soit, pas même en le codant ou en le
dissimulant… Lorsque j’utilise un procédé avec de l’écriture, je prends de la
craie, j’efface tout avant de quitter la pièce et je dois recommencer à chaque
fois…
— Oui, et il importe que tu continues de le faire.
— Mais… ça? »,
fit-elle en désignant la chambre.
Kuhn fit un sourire paternaliste. « Toi qui es une
praticienne, et de talent si j’en crois ce qu’on me dit, tu n’as pas réussi à
voir tout de suite les secrets que j’ai inscrit sur les murs… Que peut en tirer
un non-initié? »
Des archives visibles seulement par ceux ayant développé ce
qui leur donnait le droit de les consulter. L’idée était géniale : ce
système ne présentait aucune des faiblesses de l’écriture normale. Même si un
curieux décodait éventuellement le manuscrit de Voynich, sa compréhension de
leur langue secrète ne l’aiderait nullement à percer la salle des archives.
Ils observèrent la voûte pendant un long moment silencieux.
Un débat rageait toutefois dans la tête de Félicia. Elle agit à la seconde où
elle prit sa décision : elle descella sa combinaison Hazmat. Kuhn n’avait
pas encore compris sa manœuvre qu’elle avait déjà enlevé son casque.
« Malheureuse! Tu veux donc me condamner!
— Vous verrez bien
que non », dit-elle avec un sourire condescendant.
« Pourquoi as-tu fait cela? » Kuhn était
catastrophé, pâle et frissonnant. Il reculait comme s’il se trouvait face à
quelque prédateur.
« J’ai l’intention de passer un moment ici »,
dit-elle simplement. « Et pas question que je reste dans un scaphandre
tout ce temps-là! »
Kuhn allait protester, mais elle le coupa. « Je suis
consciente que je ne peux pas aller et venir comme ça. Vous aurez bientôt la
preuve que je ne suis pas infectée ou contagieuse; tant que je reste de ce
côté, les choses ne changeront pas. N’est-ce pas?
— Quel autre choix ai-je? Tu aurais dû m’en parler plutôt
que me confronter au fait accompli… »
Félicia battit des cils d’un air coquin. « J’ai entendu
dire qu’il est plus facile d’obtenir le pardon que la permission… »
Kuhn poussa un long soupir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire