dimanche 29 mai 2011

Le Noeud Gordien, épisode 172 : …et l’enfant-prodige

Félicia se réveilla tôt; le décalage horaire ne lui laisserait pas dormir une nuit complète avant quelques jours encore. Elle avait passé une bonne partie de sa nuitée à fixer le plafond blanc de sa petite chambre d’auberge sans vraiment avoir envie de dormir. Elle trouva de quoi manger et un café à siroter en attendant Mandeville. Celle-ci arriva avec sa ponctualité habituelle pour la reconduire chez Kuhn.
Le procédé qui cachait sa maison était rien de moins qu’incroyable par son envergure et sa persistance : un indice du niveau de maîtrise des Seize. Les Maîtres utilisent rarement leurs talents de façon spectaculaire – plutôt le contraire : plus ils étaient puissants, plus ils tendaient à dissimuler leurs capacités –, alors il était facile d’oublier les trésors de connaissances et de savoir-faire qu’ils incarnaient… Et tout le chemin qui restait à parcourir avant que Félicia ne leur arrive à la cheville. Elle était galvanisée plutôt que découragée par les pas suivants… Elle espérait que Traugott l’appuie dans ses avancées!
Catherine l’accompagna jusque dans le bunker. Cette fois, le vieux maître ne les attendait pas de l’autre côté de la cloison. Félicia dut alors se familiariser avec le long et laborieux processus de décontamination exigé par Kuhn…
La combinaison Hazmat s’avérait encore plus inconfortable qu’elle ne l’aurait cru. Le casque, l’habit complet et l’appareil respiratoire lui donnaient un air d’astronaute mais l’encapsulait totalement en coupant à peu près toutes les possibilités de contamination – ordinairement, ce genre de combinaison protégeait celui qui la portait de son environnement; dans ce cas-ci, c’était l’inverse. Elle comprit les réticences de Catherine à l’accompagner de l’autre côté…
Félicia ne pouvait s’empêcher de penser que tout ce bataclan servait bien plus à apaiser les angoisses irrationnelles de Kuhn qu’à le protéger contre une menace réelle. Elle avait même cru comprendre que Catherine pensait comme elle, quoiqu’elle n’ait pas dit un mot à cet effet. Dans tous les cas, Félicia n’oubliait pas sa chance d’avoir été demandée par l’un des Seize… Quelques concessions à son confort demeuraient un prix raisonnable à payer.
Lorsqu’elle fut fin prête, Mandeville la salua de l’autre côté de la cloison avant de remonter à toute vitesse, apparemment satisfaite de ne pas avoir croisé Kuhn.
Félicia passa de l’autre côté du rideau qui ne cachait qu’un mur et une porte fermée. Elle poussa le battant pour s’engager dans une pièce à l’ameublement spartiate… Une table, quatre chaises et un lavabo éclairés par une ampoule nue. Kuhn l’y attendait; en la voyant, il déposa le calepin dans lequel il écrivait pour aller aux-devants de sa visiteuse.
« Ma belle enfant! Que je suis content de te voir! »
Félicia eut un élan de pitié pour ce vieil homme, peut-être le plus puissant au monde, ironiquement confiné dans un caveau humide par sa propre crainte de la tombe… Elle pouvait comprendre son enthousiasme à l’idée de recevoir des invités.  
« As-tu mangé? », demanda-t-il comme il l’avait fait la veille. Elle fit oui de la tête en se demandant comment il s’approvisionnait, au juste… « Évidemment, de ce côté-ci, la combinaison complique certaines activités… C’est pourquoi j’ai aménagé un autre espace clos avec son propre système de décontamination… »
Il la guida jusqu’à un porte qu’elle n’avait pas remarquée en entrant – elle bénéficiait sans aucun doute du même genre de procédé qui rendait la maison fonctionnellement invisible. Pendant que Kuhn la guidait dans les méandres du souterrain en lui expliquant comment ses invités pouvaient manger ou dormir confortablement sans compromettre la stérilité du reste du bunker, les pensées de Félicia se tournaient vers l’élaboration de prétextes pour ne pas devoir rester plus longtemps que nécessaire. Elle comprenait de mieux en mieux l’ambivalence de Mandeville par rapport au vieux maître.
Son fil de pensée s’arrêta sec : Kuhn venait d’ouvrir une autre porte devant elle. De l’autre côté, la lumière du soleil éclairait une vaste salle de séjour meublé avec le même bon goût que la maison au-dessus du bunker. Un piano à queue occupait un coin; des tableaux de styles baroque ou romantique garnissaient les murs. Une porte française donnait sur une cour intérieure garnie d’oliviers et de lauriers. 
Tout ceci était un non-sens : ils étaient censés se trouver sous terre. Elle avança lentement dans la pièce luxueuse dans sa combinaison incongrue. Elle se sentait comme l’astronaute dans la finale de 2001 : L’odyssée de l’espace
« C’est une chambre secrète?
— Bien évidemment!
— Mais c’est immense! »
Kuhn sourit d’un air satisfait. « Ça m’a pris beaucoup de temps à modeler, mais c’était la seule façon de rendre ma réclusion supportable… Je vais me faire du thé, je suis désolé de ne pas pouvoir t’en offrir… Nous pourrons discuter de ce pourquoi je t’ai fait venir. »
Pendant qu’il s’affairait, Félicia s’assit au piano. Elle en joua distraitement d’un doigt; les gants de la combinaison rendaient le tout difficile.
Kuhn voulait savoir comment elle avait retenu l’essence de Frank Batakovic après son décès. Il ignorait – ils ignoraient tous – la nouvelle découverte prodigieuse qu’elle avait accomplie récemment… Elle n’avait pas encore décidé si elle le lui révélerait… ou le prix qu’elle demanderait si elle choisissait de le faire.

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