Ordinairement, Smith ne rendait visite aux quatre que lorsqu’il
en voyait la nécessité. Le reste du temps, ils échangeaient par les canaux
sécurisés mis en place au temps de Lytvyn. Pour faire sortir Smith de sa
tanière, Wasyl avait tenté d’organiser une rencontre en suggérant divers sites,
mais chaque fois, Smith refusait sans même se donner la peine d’offrir quelque
prétexte. Il avait fini par leur imposer un coin perdu du Centre-Sud, assez
loin dans le No man’s land pour avoir
la certitude que ni la police ni leurs rivaux ne puissent interférer. Wasyl
aurait pu mentir à Dieu ou au Diable sans sourciller : les quatre
demeuraient confiants que Smith n’ait disposé d’aucun indice pour subodorer leur
véritable intention.
Pour le reste de La Cité, le Centre-Sud correspondait à la
zone la plus dangereuse en ville. Les quatre ne la craignaient toutefois pas;
leur démarche assurée et leur mine patibulaire assuraient que les charognards
de la jungle urbaine évitent soigneusement de se retrouver sur leur chemin; les
armes qu’ils portaient avec ostentation avertissaient les fauves qu’ils ne se
laisseraient pas croquer facilement…
Le choix de Smith s’avérait être une cour d’école; l’idée
que des enfants aient pu habiter les environs paraissait étrange, presque
absurde.
Les quatre savaient que dans ce genre d’opération, celui qui
contrôlait le terrain choisissait qui serait le chat et qui serait la souris.
Quoiqu’ils se soient pliés au choix de Smith, ils n’avaient aucune intention de
lui laisser le loisir de s’approprier les lieux. L’école elle-même représentait
le seul endroit des environs où un tireur pouvait s’embusquer. Marcus et Fedir
allèrent donc s’y planquer avec leur attirail de surveillance, mais surtout
leur fusil à lunette.
Une heure avant la rencontre – deux heures quinze minutes
après leur arrivée –, ils avaient brisé le silence radio pour échanger un bref
message en ukrainien : « Personne en vue. On procède comme
prévu. »
Comme prévu… Wasyl, avec son sens du drame, tenait à être
celui qui appuierait sur la gâchette. Il voulait voir la surprise dans les yeux
de Smith lorsqu’il comprendrait qu’il avait trouvé plus fort que lui. Il devait
donc attendre avec Anton au centre de la cour d’école, comme Smith l’avait
demandé.
Marcus et Fedir avaient pour premier rôle de s’occuper des
importuns si Smith arrivait accompagné. Si l’attaque initiale de Wasyl
échouait, Marcus et Fedir devaient attaquer à leur tour. Dans le pire scénario
possible, ils devaient couvrir Wasyl et Anton pour forcer Smith à se mettre à
couvert… Tout en sachant qu’il n’avait nulle part où fuir.
Cinq minutes avant l’heure convenue, Marcus vit les lèvres
de Wasyl bouger pendant que l’émetteur-récepteur qu’il portait à l’oreille lui
transmettait ses mots : « Je le vois. Il est là. Game on. »
La démarche de Smith avait quelque chose d’anormal, une
nonchalance inhabituelle. Smith était un modèle de vigilance, comme un tigre aux
aguets prêt à bondir malgré son immobilité apparente.
Jusqu’à ce que quelque
chose se manifeste de façon plus précise, le mentionner aux autres ne
servait à rien : ils pouvaient tous voir la même chose que lui. Marcus
déglutit et s’assura de la stabilité de la poigne sur son arme.
En bas, plutôt que se rendre directement jusqu’aux deux
hommes, Smith traça un demi-cercle de manière à approcher Wasyl et Anton en les
maintenant dans la ligne de tir de Marcus. Il
est fort, dut-il reconnaître. Mais
pas assez pour nous. Fedir, lui, l’avait théoriquement toujours dans sa
mire.
Lorsque Smith arriva à deux mètres de Wasyl, celui-ci
dégaina brusquement son arme. Marcus était vissé sur le visage de Smith, à
moitié caché par la tête d’Anton; le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne
paraissait guère impressionné d’être tenu en joue à bout portant. Il ne
paraissait pas même surpris…
Wasyl lui déclama quelque fanfaronnade qui ne fut pas
transmise par son émetteur. Merde,
pensa Marcus. Il brouille nos
communications. Marcus se prépara à saisir la première chance qu’il
trouverait pour tirer. Marcus vit ensuite Smith faire non de la tête.
Wasyl tendit alors le bras pour l’abattre, mais Smith agit
encore plus rapidement : il fit un court mouvement des mains – l’une vers
le haut, l’autre vers le bas, les deux se frôlant devant son cœur – Wasyl se
mit à hurler. Même sans l’émetteur, Marcus entendit clairement le cri. Mais
pourquoi Fedir ne tirait pas?
Incompréhensiblement, l’avant-bras de Wasyl pendouillait
comme si ses os avaient cédé malgré que Smith ne l’ait pas touché. Avant que
Anton n’ait eu le temps de libérer la ligne de tir de Marcus, Smith l’empoigna
à bras-le-corps pour l’empêcher d’user de son arme. Les deux roulèrent sur le
sol en un enchevêtrement de coups et de prises, jusqu’à ce qu’un coup de feu
retentisse… Marcus retint son souffle…
Smith se releva vainqueur. Marcus allait lui faire payer sa
victoire : rien ne le protégeait plus de son tir. Il visa la tête de
Smith.
Ce dernier avait eu le temps de se tourner vers Marcus. Smith
tenait sa main devant son visage, la paume ouverte vers lui, trois doigts
pointant vers le ciel et l’annulaire rabattu jusqu’à son pouce.
Le cœur de Marcus se brisa dès qu’il vit le signe. Ses
souvenirs revinrent en torrent.
Ses yeux se mirent à larmoyer et ses mains à trembler… Il ne
pouvait plus tirer dans cet état, mais il ne s’en souciait même plus. Il était
tout habité de cette terrible nuit où il avait assassiné dix-huit personnes,
des familles entières… Les cris des enfants derrière les fenêtres barricadées,
les imprécations impuissantes de Maucieri qui réalisait soudainement que ni son
argent ni son pouvoir ne pouvait protéger les siens…
Marcus avait allumé l’incendie du Café Konya, et la vie
qu’il connaissait jusqu’alors avait pris fin ce soir-là.
Combien de fois avait-il voulu en finir durant les semaines
et les mois suivants, sachant que sa conscience ne lui permettrait plus de
connaître le repos…
Jusqu’à ce que Jean Smith lui offre de l’en délivrer.
« Je peux te redonner ta vie », lui avait-il dit.
« M. Lytvyn, M. Batakovic et moi sommes les seuls à
savoir ce que tu as fait. Je connais un moyen de te faire oublier ce que tu as
fait. Tu ne te souviendras pas de cette nuit ni de notre marché, et je vais
m’assurer que personne ne te rappelle ce que tu as fait. Tu pourras continuer
ta vie… »
Avant l’incendie, Marcus se serait soucié de ce que Smith
pourrait gagner en lui offrant ceci. Il s’était contenté de dire :
« Je n’ai rien à perdre », et c’était vrai. Il ne se souciait même
pas qu’il procède par électrochocs, par lobotomie ou par un cocktail sorti du
laboratoire d’un savant fou. Pour peu que les cris des enfants brûlés vifs se
taisent pour de bon…
Il ne regrettait pas ce marché maintenant qu’il redécouvrait
cette douleur insoutenable.
Lorsqu’il entendit les pas de Smith, il était prostré en
position fœtale, comme il l’avait si souvent été durant les jours suivant
l’incendie… Il se réjouit de les entendre : il ne demandait qu’à recevoir
la balle qui le délivrerait pour de bon des assauts de sa conscience.
Il remarqua distraitement que Smith boitait. L’un des autres
devait l’avoir blessé.
« Marcus.
— Vas-y », cracha-t-il. « Finis ta job.
— Tu te rappelles ce que je t’ai fait oublier.
— Qu’est-ce que tu fais à me parler? On a manqué notre
chance. Tu as gagné. Fin de l’histoire.
— C’est la fin de l’histoire pour les trois autres. Mais tu
peux encore vivre.
— Les trois? Tu as eu Fedir aussi?
— Il est mort en premier. Toi, je savais que je pourrais
t’avoir autrement.
— Fuck it… Fuck you. »
L’esquisse d’un sourire effleura les lèvres de Smith.
« Disons ça autrement. J’ai encore besoin de toi. Alors
tu vas vivre que tu le veuilles ou non. Mais tant que tu te débats avec tes
souvenirs, tu ne peux pas être utile… Ça ne sera pas que négatif, n’est-ce
pas? »
Marcus laissa échapper un grognement plaintif.
« Regarde-moi! », dit Smith sur un ton impératif.
Marcus ouvrit les yeux. La main de Smith faisait à nouveau le signe qui avait
ressuscité ses souvenirs, mais cette fois, il eut l’effet contraire.
Marcus retrouva avec un soupir et une larme la félicité de
l’inconscience.
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