dimanche 1 mai 2011

Le Noeud Gordien, épisode 168: Deuxième tour

Le second tour de Joute avait été prévu pour cet après-midi. À la demande de leur maître, Hoshmand et Polkinghorne étaient venus se camper devant l’église de Gordon dès la pointe du jour. Leur objectif était double : premièrement, ils devaient vérifier l’absence de Tricane. Leurs dispositifs de surveillance leur avaient appris qu’elle manquait à l’appel depuis un moment déjà. Si elle était déclarée absente au moment où la Joute devait commencer, Avramopoulos avait l’avantage de choisir… Polkinghorne était curieux de savoir si le tour serait remis, ou s’il aurait tout de même lieu avec un lieutenant plutôt que deux. Cette dernière option était risquée si Avramopoulos perdait le tour, mais tout un avantage s’il sortait vainqueur!
Leur autre objectif était de décontenancer Gordon. L’usage voulait que les lieutenants arrivent en même temps que le jouteur, mais c’était davantage une courtoisie qu’un règlement formel. Leur présence se voulait donc une effronterie calculée... Lorsque Gordon était arrivé pour compléter les préparatifs, il s’était empressé d’entrer en faisant comme s’il ne les avait pas vus, sans nul doute agacé de les découvrir sur place avant lui… S’il s’avérait moindrement décontenancé ou irrité durant la Joute, Avramopoulos pourrait certainement en tirer profit. À la guerre comme à la guerre!
Ils avaient donc flâné toute la journée en faisant le pied de grue devant l’église. Hoshmand profitait du soleil printanier qui le réchauffait enfin après tous ces mois d’hiver hostile. Polkinghorne parlait de ceci et de cela, sans vraiment se soucier d’être écouté.
Une heure avant l’affrontement, Espinosa était arrivé – il les avait salué poliment mais n’avait pas entamé de conversation avant d’entrer dans l’église. Quarante-cinq minutes plus tard, Polkinghorne reçut un coup de coude de son partenaire : il avait remarqué une arrivée pour le moins inattendue. « Lytvyn? Qu’est-ce qu’elle vient faire ici? »
Félicia s’approchait effectivement d’un pas vif, un large sourire aux lèvres.
« Gentlemen », dit-elle. « Avant d’entrer, vous aimeriez sans doute savoir que Tricane ne sera probablement pas dans…
— On le sait déjà », interrompit sèchement Hoshmand. « Tu n’as rien à faire ici.
Plus diplomate, Polkinghorne ajouta doucement : « Il a raison. Si Avramopoulos te voit ici, il ne sera pas content…
— Pfah! » fit Hoshmand sur le ton de la dérision.
« Ce que mon cher collègue veut signifier avec son économie coutumière de syllabes moins qu’essentielles, c’est que je me suis exprimé en euphémisme… Je t’ai déjà dit que c’est à contrecœur qu’il m’a permis de prendre une femme comme étudiante… Tu donnes raison à ses réticences en agissant comme tu le fais. Tu devrais plutôt t’appliquer à démontrer que tu ne causeras pas de trouble et que tu connais ta place… »
Lytvyn pinça les lèvres, visiblement déçue. À quoi d’autre s’attendait-elle? On voyait qu’elle luttait pour contenir une émotion qui ne demandait qu’à s’exprimer… Colère? Tristesse? Indignation?  
« Causer du trouble? Moi, j’essaie juste de vous aider! » Colère it is, pensa Polkinghorne.
« Nous aider », dit Hoshmand sur un ton dubitatif.
« Félicia, je te l’ai déjà dit : ça me fait plaisir de t’avoir comme élève. Tu as beaucoup de talent, sans quoi je n’aurais pas essayé de convaincre Avramopoulos de me permettre de te prendre avec moi. Mais tu dois te rappeler que tu es une élève-adepte. Ça n’est pas comme si c’était possible que tu prennes part à la joute, même indirectement…
Félicia recula d’un demi-pas, comme si on venait de la gifler. Polkinghorne la connaissait assez pour saisir sa réaction : elle était ici parce qu’elle voulait prendre part à la Joute!
« Je comprends », dit-elle sur ce ton typiquement féminin qui disait aussi en filigrane : C’est toi qui ne comprends pas à quel point je suis blessée et déçue. Elle se retira avec un sourire forcé et les yeux mouillés. Polkinghorne reçut sans émotion son accusation muette : c’était elle, et elle seule, l’architecte de sa déception. Elle n’avait ni le pouvoir ni l’influence pour agir en tant que lieutenant, pas plus que le niveau d’acuité qui serait nécessaire pour encaisser sa récompense si elle gagnait une série d’échanges… Polkinghorne y avait goûté pour la dernière fois après leur victoire sur Latour, à Kiev. Les sensations glorieuses rattachées aux potentialités infinies de cet état ne pouvaient être gérées par quelqu’un n’ayant pas encore développé la discipline qui menait au statut d’adepte confirmé. Il espérait pouvoir renouveler l’expérience cette année, même si elle s’apparentait à fleurer un grand vin sans y tremper les lèvres… Chacun de ses contacts avec la metascharfsinn renouvelait sa volonté d’accomplir le Grand Œuvre et de jouter à son tour…
Avramopoulos arriva une minute avant l’heure prévue, son visage d’éphèbe tordu d’un sourire qui était tout sauf amusé. « Vous ne savez pas qui je viens de croiser? » Il toisa Polkinghorne. « Est-ce que Tricane est là?
— Non.
— Alors je vais jouer avec un seul lieutenant. » Il fit signe à Hoshmand de le suivre dans l’église, laissant l’autre pester contre les maladresses de son élève. Cette fille était du trouble!  

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