Leur autre objectif était de décontenancer Gordon. L’usage
voulait que les lieutenants arrivent en même temps que le jouteur, mais c’était
davantage une courtoisie qu’un règlement formel. Leur présence se voulait donc une
effronterie calculée... Lorsque Gordon était arrivé pour compléter les
préparatifs, il s’était empressé d’entrer en faisant comme s’il ne les avait
pas vus, sans nul doute agacé de les découvrir sur place avant lui… S’il s’avérait
moindrement décontenancé ou irrité durant la Joute, Avramopoulos pourrait
certainement en tirer profit. À la guerre comme à la guerre!
Ils avaient donc flâné toute la journée en faisant le pied
de grue devant l’église. Hoshmand profitait du soleil printanier qui le
réchauffait enfin après tous ces mois d’hiver hostile. Polkinghorne parlait de
ceci et de cela, sans vraiment se soucier d’être écouté.
Une heure avant l’affrontement, Espinosa était arrivé – il
les avait salué poliment mais n’avait pas entamé de conversation avant d’entrer
dans l’église. Quarante-cinq minutes plus tard, Polkinghorne reçut un coup de
coude de son partenaire : il avait remarqué une arrivée pour le moins
inattendue. « Lytvyn? Qu’est-ce qu’elle vient faire ici? »
Félicia s’approchait effectivement d’un pas vif, un large
sourire aux lèvres.
« Gentlemen », dit-elle. « Avant d’entrer,
vous aimeriez sans doute savoir que Tricane ne sera probablement pas dans…
— On le sait déjà », interrompit sèchement Hoshmand. « Tu
n’as rien à faire ici.
Plus diplomate, Polkinghorne ajouta doucement : « Il
a raison. Si Avramopoulos te voit ici, il ne sera pas content…
— Pfah! » fit Hoshmand sur le ton de la dérision.
« Ce que mon cher collègue veut signifier avec son
économie coutumière de syllabes moins qu’essentielles, c’est que je me suis
exprimé en euphémisme… Je t’ai déjà dit que c’est à contrecœur qu’il m’a permis
de prendre une femme comme étudiante… Tu donnes raison à ses réticences en
agissant comme tu le fais. Tu devrais plutôt t’appliquer à démontrer que tu ne
causeras pas de trouble et que tu connais ta place… »
Lytvyn pinça les lèvres, visiblement déçue. À quoi d’autre
s’attendait-elle? On voyait qu’elle luttait pour contenir une émotion qui ne
demandait qu’à s’exprimer… Colère? Tristesse? Indignation?
« Causer du
trouble? Moi, j’essaie juste de vous aider! » Colère it is, pensa Polkinghorne.
« Nous aider », dit Hoshmand sur un ton dubitatif.
« Félicia, je te l’ai déjà dit : ça me fait
plaisir de t’avoir comme élève. Tu as beaucoup de talent, sans quoi je n’aurais
pas essayé de convaincre Avramopoulos de me permettre de te prendre avec moi.
Mais tu dois te rappeler que tu es une élève-adepte. Ça n’est pas comme si c’était
possible que tu prennes part à la joute, même indirectement…
Félicia recula d’un demi-pas, comme si on venait de la
gifler. Polkinghorne la connaissait assez pour saisir sa réaction : elle était ici parce qu’elle voulait prendre
part à la Joute!
« Je comprends », dit-elle sur ce ton typiquement
féminin qui disait aussi en filigrane : C’est toi qui ne comprends pas à quel point je suis blessée et déçue.
Elle se retira avec un sourire forcé et les yeux mouillés. Polkinghorne reçut
sans émotion son accusation muette : c’était elle, et elle seule, l’architecte
de sa déception. Elle n’avait ni le pouvoir ni l’influence pour agir en tant
que lieutenant, pas plus que le niveau d’acuité qui serait nécessaire pour
encaisser sa récompense si elle gagnait une série d’échanges… Polkinghorne y
avait goûté pour la dernière fois après leur victoire sur Latour, à Kiev. Les
sensations glorieuses rattachées aux potentialités infinies de cet état ne
pouvaient être gérées par quelqu’un n’ayant pas encore développé la discipline qui
menait au statut d’adepte confirmé. Il espérait pouvoir renouveler l’expérience
cette année, même si elle s’apparentait à fleurer un grand vin sans y tremper
les lèvres… Chacun de ses contacts avec la metascharfsinn
renouvelait sa volonté d’accomplir le Grand Œuvre et de jouter à son tour…
Avramopoulos arriva une minute avant l’heure prévue, son
visage d’éphèbe tordu d’un sourire qui était tout sauf amusé. « Vous ne
savez pas qui je viens de croiser? » Il toisa Polkinghorne. « Est-ce
que Tricane est là?
— Non.
— Alors je vais jouer avec un seul lieutenant. » Il fit
signe à Hoshmand de le suivre dans l’église, laissant l’autre pester contre les
maladresses de son élève. Cette fille était du trouble!
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