« Je n’aime pas ça », murmura Aizalyasni à
l’oreille de Bass.
« Tu t’en fais pour rien », répondit-il en se
voulant rassurant. « C’est la troisième fois que j’y vais, j’pourrais plus
m’en passer… » Avec sa main gauche, il sortit maladroitement deux pilules
et une bonne quantité de peluche de sa poche droite. Il souffla sur la mousse
et avala une dose d’O avant de tendre l’autre à Nini. Elle fit non de la tête;
Bass comprendrait-il un jour qu’elle ne prenait jamais de drogue?
« Je n’aime pas ça quand même… » Malgré la
chaleur, elle ramena les pans de sa veste tout contre elle. « Je me sens
observée… »
Bass éclata de rire au milieu du moment d’extase induit par
la drogue. « Une belle fille comme toi dans c’te place-là, c’est normal
qu’on t’observe… Mais regarde par là… » Il pointa sur leur gauche, puis à
droite. « Et là… En avant… En arrière… Est-ce que tu vois quelque
chose de dangereux?
— Non », répondit Nini. Il n’y avait rien à voir dans
toutes les directions, sinon quelques-unes des loques humaines qui avaient élu
domicile dans le Centre-sud. Elle se sentait coupable d’être si stupide :
elle sonnait comme sa superstitieuse de mère. Elle s’en serait bien défendue en
d’autres circonstances, mais en ce moment, elle aurait volontiers accepté un de
ses porte-bonheurs censés protéger contre les esprits. Il y avait quelque chose
de malsain dans le quartier; ses tripes lui disaient de s’en aller aussi vite
et aussi loin que possible.
Elle prit une profonde respiration. Quoi que lui disent ses
tripes, sa tête lui rappela que Bass était armé; même si sa main restante était
pour le moins imprécise, un agresseur éventuel l’ignorerait. Elle espérait de
tout son cœur que personne n’ait besoin de tirer – tout ce qui ressemblait à un
coup de feu, même ténu, même lointain, était susceptible de la plonger dans ces
flashbacks que son docteur appelait
savamment Syndrome de stress
post-traumatique. Malgré toutes ses appréhensions, on ne les inquiéta pas
jusqu’à ce qu’ils arrivent au Terminus Centre-Sud.
L’édifice portait les mêmes graffitis qui barbouillaient l’ensemble
du quartier; des détritus de toute sorte jonchaient l’asphalte des quais
inutilisés depuis des lustres. Malgré le délabrement général, Nini ressentit
une différence profonde entre les environs et le reste du Centre-Sud. Pour
commencer, alors que les rues avoisinantes demeuraient à peu près désertes, un
véritable attroupement s’amassait autour de l’édifice. La différente la plus
marquée se trouvait toutefois au niveau de l’atmosphère qui régnait sur
l’endroit.
Ceux qui flânaient autour du Terminus les regardaient avec
une méfiance justifiée – une nécessité pour quiconque survit dans la rue,
encore plus dans le quartier le plus dangereux du continent… Mais étrangement,
leur visage affichait aussi une expression difficile à décrire… Une sorte de
sérénité, peut-être?
L’appréhension accaparante de Nini s’estompa d’un coup,
aussi décidément que si son compagnon et elle avaient traversé une frontière
invisible qui séparait le Centre-Sud et… ici.
Il régnait sur l’endroit le même genre d’ambiance ordinairement réservée aux
temples et aux cathédrales.
« C’est par ici », dit Bass avec une nonchalance
qui fit sourciller Aizalyasni. Elle n’aurait jamais osé élever pareillement la
voix, d’autant plus que les autres parlaient peu et bas. Il la guida à
l’intérieur du bâtiment. Il s’agissait d’une grande aire ouverte, non loin des
quais; quelques bancs de plastique orange demeuraient à leur emplacement
d’origine mais la plupart avait été arrachés ou détruits.
Plusieurs dizaines de personnes occupaient le centre du
Terminus. Beaucoup paraissaient affligés de quelque mal – une toux grasse, des
yeux injectés de sang, une peau recouverte de pustules, un membre en attelle…
L’une d’elles portait une affliction d’un autre genre : un bambin
rachitique tétant son sein.
En ce moment, Aizalyasni pouvait considérer sa situation
comme relativement privilégiée.
Une femme d’un certain âge siégeait au centre de cette cour
des miracles. On aurait dit que ses cheveux avaient été décolorés au peroxyde
par un aveugle saoul; ses cheveux blond platine se trouvaient mêlés à ses
mèches de couleur naturelle. Le résultat n’était pas très élégant. Elle portait
un ensemble dépareillé dont chaque morceau avait dû être chic neuf – et séparé
du reste. La macédoine de couleurs et de textures donnait un résultat atroce.
Elle se tenait droite comme une statue du Bouddha, la main
droite tenant une coupe remplie d’un liquide foncé; un long bâton était déposé
en travers de ses cuisses. Les yeux de pie de Nini – toujours sensible au bling – remarquèrent à son doigt une
bague trop simple pour être du toc, peut-être la seule chose de goût que la
femme portât.
Des visiteurs en file attendaient leur tour de paraître
devant cette étrange femme. Lorsque l’un d’eux arrivait devant elle, la statue
s’animait alors; elle échangeait quelques paroles avec le visiteur de manière à
ce que lui seul les entende; elle l’auscultait avant de tremper un doigt dans
son calice pour tracer quelque chose sur le front, la joue, la poitrine ou la
main du visiteur qui repartait ensuite. Plusieurs exprimaient un profond
soulagement en s’éloignant; d’autres montraient à l’inverse les signes d’une
inquiétude redoublée.
Bass lui avait assuré que rien ne l’avait si bien soulagé
depuis la morphine qu’il avait reçue la nuit où il avait perdu sa main, quoique
le soulagement ne dure que quelques jours. Les balles qu’Aizalyasni avaient
reçues l’automne dernier avaient été extraites, mais elle continuait à
ressentir un malaise constant et diffus qui se transformait en douleur vive si
elle bougeait brusquement. Si elle voulait travailler, elle ne pouvait que
faire la planche en espérant que son client ne soit pas trop enthousiaste; plus
important encore, elle craignait que ses blessures résiduelles persistent à
jamais et l’empêchent de courir et de danser comme avant…
Elle avait suivi Bass avec réticence, mais elle ne le
regrettait pas : tout la portait à croire qu’il s’agissait d’une véritable
sorcière. Tous ces témoins qui l’accompagnaient le visage serein, n’était-ce
pas une preuve de la réalité de ses pouvoirs? Plus important encore, la misère
noire qu’elle partageait avec ses disciples apparaissait le signe le plus clair
qu’elle n’avait rien d’un charlatan. Quel profit pouvait-on tirer dans ces
conditions?
Ce fut finalement au tour d’Aizalyasni de s’approcher. La
sorcière l’attendait dans sa posture rigide. Ses yeux fixaient l’horizon, bien
plus loin que les murs du Terminus. Lorsqu’Aizalyasni arriva à sa hauteur, le
cœur battant, la sorcière la dévisagea d’un regard intense, comme si elle
pouvait lire jusqu’aux tréfonds de son âme.
« Comment tu t’appelles?
— Megan », dit-elle en recourant automatiquement à son
pseudonyme favori.
« Comme tu veux », répondit-elle, comme si elle savait
qu’il s’agissait plus d’un masque que d’un réel prénom. Elle ne lui posa pas
d’autres questions; elle mouilla ses doigts avant de s’infiltrer sous la veste
et le T-shirt de « Megan ». Elle la laissa faire en frissonnant;
malgré la chaleur, la sorcière avait les mains étonnamment froides. Ses doigts
se dirigèrent sans détour aux endroits où les balles avaient percé la chair; la
fraîcheur du contact s’insinua au-delà des cicatrices pour rayonner d’un
soulagement bienvenu. Aizalyasni ressentit en même temps une vague d’espoir
quant à son futur, mais la sorcière semblait soucieuse.
« Ta vraie blessure est à l’âme », lui dit-elle
d’un ton triste en caressant son ventre.
« Mon âme va très bien », répondit Aizalyasni
pendant que ses yeux s’emplissaient de larmes. Elle craignait comprendre
l’allusion de la sorcière.
« Tu portes sa mort comme un boulet », chuchota la
femme à l’oreille d’Aizalyasni qui ne put réprimer un sanglot. La sorcière lui
prit la main. « N’en veux pas à l’homme aux lunettes : il t’a sauvé
la vie. »
Aizalyasni sursauta : comment pouvait-elle savoir tout
ça? C’était à Singapour, quatre ans auparavant… Elle n’en avait jamais parlé à
personne.
« Tu serais morte à sa naissance, et lui aussi. »
Aizalyasni ne pleurait plus : elle était carrément
béate d’entendre ces révélations de la bouche d’une étrangère, des révélations
susceptibles de lui faire réviser la totalité de son rapport à la vie et à
elle-même. La sorcière lui caressa la joue avec un sourire encore triste.
« Va. Ne dis à personne de ce que j’ai fait aujourd’hui. »
Elle recula en résistant à l’envie de se prosterner. Elle
toucha plutôt son cœur du bout des doigts en prononçant un merci muet. La sorcière avait retrouvé sa posture sévère.
Bass l’attendait à l’écart, un grand sourire satisfait au
visage. Il ouvrit la bouche mais Aizalyasni le coupa. « Dis rien. Juste…
Rien. S’il te plaît. »
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