dimanche 19 juin 2011

Le Noeud Gordien, épisode 175 : Terminus

C’était l’une des premières journées où la tiédeur du printemps laissait enfin présager l’été qui suivrait.
« Je n’aime pas ça », murmura Aizalyasni à l’oreille de Bass.
« Tu t’en fais pour rien », répondit-il en se voulant rassurant. « C’est la troisième fois que j’y vais, j’pourrais plus m’en passer… » Avec sa main gauche, il sortit maladroitement deux pilules et une bonne quantité de peluche de sa poche droite. Il souffla sur la mousse et avala une dose d’O avant de tendre l’autre à Nini. Elle fit non de la tête; Bass comprendrait-il un jour qu’elle ne prenait jamais de drogue?
« Je n’aime pas ça quand même… » Malgré la chaleur, elle ramena les pans de sa veste tout contre elle. «  Je me sens observée… »
Bass éclata de rire au milieu du moment d’extase induit par la drogue. « Une belle fille comme toi dans c’te place-là, c’est normal qu’on t’observe… Mais regarde par là… » Il pointa sur leur gauche, puis à droite. « Et là… En avant… En arrière… Est-ce que tu vois quelque chose de dangereux?
— Non », répondit Nini. Il n’y avait rien à voir dans toutes les directions, sinon quelques-unes des loques humaines qui avaient élu domicile dans le Centre-sud. Elle se sentait coupable d’être si stupide : elle sonnait comme sa superstitieuse de mère. Elle s’en serait bien défendue en d’autres circonstances, mais en ce moment, elle aurait volontiers accepté un de ses porte-bonheurs censés protéger contre les esprits. Il y avait quelque chose de malsain dans le quartier; ses tripes lui disaient de s’en aller aussi vite et aussi loin que possible.
Elle prit une profonde respiration. Quoi que lui disent ses tripes, sa tête lui rappela que Bass était armé; même si sa main restante était pour le moins imprécise, un agresseur éventuel l’ignorerait. Elle espérait de tout son cœur que personne n’ait besoin de tirer – tout ce qui ressemblait à un coup de feu, même ténu, même lointain, était susceptible de la plonger dans ces flashbacks que son docteur appelait savamment Syndrome de stress post-traumatique. Malgré toutes ses appréhensions, on ne les inquiéta pas jusqu’à ce qu’ils arrivent au Terminus Centre-Sud.
L’édifice portait les mêmes graffitis qui barbouillaient l’ensemble du quartier; des détritus de toute sorte jonchaient l’asphalte des quais inutilisés depuis des lustres. Malgré le délabrement général, Nini ressentit une différence profonde entre les environs et le reste du Centre-Sud. Pour commencer, alors que les rues avoisinantes demeuraient à peu près désertes, un véritable attroupement s’amassait autour de l’édifice. La différente la plus marquée se trouvait toutefois au niveau de l’atmosphère qui régnait sur l’endroit.
Ceux qui flânaient autour du Terminus les regardaient avec une méfiance justifiée – une nécessité pour quiconque survit dans la rue, encore plus dans le quartier le plus dangereux du continent… Mais étrangement, leur visage affichait aussi une expression difficile à décrire… Une sorte de sérénité, peut-être?
L’appréhension accaparante de Nini s’estompa d’un coup, aussi décidément que si son compagnon et elle avaient traversé une frontière invisible qui séparait le Centre-Sud et… ici. Il régnait sur l’endroit le même genre d’ambiance ordinairement réservée aux temples et aux cathédrales.
« C’est par ici », dit Bass avec une nonchalance qui fit sourciller Aizalyasni. Elle n’aurait jamais osé élever pareillement la voix, d’autant plus que les autres parlaient peu et bas. Il la guida à l’intérieur du bâtiment. Il s’agissait d’une grande aire ouverte, non loin des quais; quelques bancs de plastique orange demeuraient à leur emplacement d’origine mais la plupart avait été arrachés ou détruits.
Plusieurs dizaines de personnes occupaient le centre du Terminus. Beaucoup paraissaient affligés de quelque mal – une toux grasse, des yeux injectés de sang, une peau recouverte de pustules, un membre en attelle… L’une d’elles portait une affliction d’un autre genre : un bambin rachitique tétant son sein.
En ce moment, Aizalyasni pouvait considérer sa situation comme relativement privilégiée.
Une femme d’un certain âge siégeait au centre de cette cour des miracles. On aurait dit que ses cheveux avaient été décolorés au peroxyde par un aveugle saoul; ses cheveux blond platine se trouvaient mêlés à ses mèches de couleur naturelle. Le résultat n’était pas très élégant. Elle portait un ensemble dépareillé dont chaque morceau avait dû être chic neuf – et séparé du reste. La macédoine de couleurs et de textures donnait un résultat atroce.
Elle se tenait droite comme une statue du Bouddha, la main droite tenant une coupe remplie d’un liquide foncé; un long bâton était déposé en travers de ses cuisses. Les yeux de pie de Nini – toujours sensible au bling – remarquèrent à son doigt une bague trop simple pour être du toc, peut-être la seule chose de goût que la femme portât.
Des visiteurs en file attendaient leur tour de paraître devant cette étrange femme. Lorsque l’un d’eux arrivait devant elle, la statue s’animait alors; elle échangeait quelques paroles avec le visiteur de manière à ce que lui seul les entende; elle l’auscultait avant de tremper un doigt dans son calice pour tracer quelque chose sur le front, la joue, la poitrine ou la main du visiteur qui repartait ensuite. Plusieurs exprimaient un profond soulagement en s’éloignant; d’autres montraient à l’inverse les signes d’une inquiétude redoublée.
Bass lui avait assuré que rien ne l’avait si bien soulagé depuis la morphine qu’il avait reçue la nuit où il avait perdu sa main, quoique le soulagement ne dure que quelques jours. Les balles qu’Aizalyasni avaient reçues l’automne dernier avaient été extraites, mais elle continuait à ressentir un malaise constant et diffus qui se transformait en douleur vive si elle bougeait brusquement. Si elle voulait travailler, elle ne pouvait que faire la planche en espérant que son client ne soit pas trop enthousiaste; plus important encore, elle craignait que ses blessures résiduelles persistent à jamais et l’empêchent de courir et de danser comme avant…
Elle avait suivi Bass avec réticence, mais elle ne le regrettait pas : tout la portait à croire qu’il s’agissait d’une véritable sorcière. Tous ces témoins qui l’accompagnaient le visage serein, n’était-ce pas une preuve de la réalité de ses pouvoirs? Plus important encore, la misère noire qu’elle partageait avec ses disciples apparaissait le signe le plus clair qu’elle n’avait rien d’un charlatan. Quel profit pouvait-on tirer dans ces conditions?
Ce fut finalement au tour d’Aizalyasni de s’approcher. La sorcière l’attendait dans sa posture rigide. Ses yeux fixaient l’horizon, bien plus loin que les murs du Terminus. Lorsqu’Aizalyasni arriva à sa hauteur, le cœur battant, la sorcière la dévisagea d’un regard intense, comme si elle pouvait lire jusqu’aux tréfonds de son âme.
« Comment tu t’appelles?
— Megan », dit-elle en recourant automatiquement à son pseudonyme favori.
«  Comme tu veux », répondit-elle, comme si elle savait qu’il s’agissait plus d’un masque que d’un réel prénom. Elle ne lui posa pas d’autres questions; elle mouilla ses doigts avant de s’infiltrer sous la veste et le T-shirt de « Megan ». Elle la laissa faire en frissonnant; malgré la chaleur, la sorcière avait les mains étonnamment froides. Ses doigts se dirigèrent sans détour aux endroits où les balles avaient percé la chair; la fraîcheur du contact s’insinua au-delà des cicatrices pour rayonner d’un soulagement bienvenu. Aizalyasni ressentit en même temps une vague d’espoir quant à son futur, mais la sorcière semblait soucieuse.
« Ta vraie blessure est à l’âme », lui dit-elle d’un ton triste en caressant son ventre. 
« Mon âme va très bien », répondit Aizalyasni pendant que ses yeux s’emplissaient de larmes. Elle craignait comprendre l’allusion de la sorcière.
« Tu portes sa mort comme un boulet », chuchota la femme à l’oreille d’Aizalyasni qui ne put réprimer un sanglot. La sorcière lui prit la main. « N’en veux pas à l’homme aux lunettes : il t’a sauvé la vie. »
Aizalyasni sursauta : comment pouvait-elle savoir tout ça? C’était à Singapour, quatre ans auparavant… Elle n’en avait jamais parlé à personne.
« Tu serais morte à sa naissance, et lui aussi. »
Aizalyasni ne pleurait plus : elle était carrément béate d’entendre ces révélations de la bouche d’une étrangère, des révélations susceptibles de lui faire réviser la totalité de son rapport à la vie et à elle-même. La sorcière lui caressa la joue avec un sourire encore triste. « Va. Ne dis à personne de ce que j’ai fait aujourd’hui. »
Elle recula en résistant à l’envie de se prosterner. Elle toucha plutôt son cœur du bout des doigts en prononçant un merci muet. La sorcière avait retrouvé sa posture sévère.
Bass l’attendait à l’écart, un grand sourire satisfait au visage. Il ouvrit la bouche mais Aizalyasni le coupa. « Dis rien. Juste… Rien. S’il te plaît. »

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