Leur choix de conversation privilégié tournait autour des
mystères de l’inconnu. Jean-Baptiste demeurait convaincu que l’humanité avait
possédé jadis une sagesse et une science que l’homme moderne commençait à peine
à reconquérir. Il était féru de ces histoires de manifestations spirites et de
communication avec l’au-delà. Il avait avidement lu Le livre des esprits d’Allan Kardec; il y voyait rien de moins que le
point de départ d’une nouvelle science capable d’unir les mondes visibles et
invisibles. Jean-Baptiste nourrissait l’espoir secret de participer un jour à
cette entreprise encore à ses balbutiements.
Narcisse s’intéressait aux mêmes questions, mais en les
approchant par voie inverse. Son père, M. Robert Hill, avait fait fortune en
Amérique avec la construction du chemin de fer transcontinental; Narcisse avait
hérité de son pragmatisme matérialiste. À la suite de Claude Bernard, il
soutenait que si une chose ne pouvait être prouvée, démontrée, observée, on ne
pouvait rien en présumer; or, rien ne permettait d’affirmer positivement que
les conversations spirites provenaient bien de l’au-delà, et non de
l’imagination trop fertile d’individus avides d’attention populaire. Il voyait
le monde comme un fin mécanisme, matériel avant tout. S’il reconnaissait la
nécessité logique d’une cause première, il n’y voyait toutefois pas la preuve,
ni même l’indice, de l’intervention du Grand Architecte de l’Univers, pourtant
central au discours maçonnique. Narcisse était toutefois loin d’être borné dans
ses convictions; comme beaucoup de sceptiques, il ne demandait qu’à ce qu’on le
convainque rationnellement de penser
autrement – c’est-à-dire avec des preuves et non des convictions appuyées sur
la volonté de croire.
Lorsque Jean-Baptiste avait été accepté dans l’ordre
maçonnique, les rituels et les symboles ésotériques de son initiation l’avaient
mis en appétit quant à ce qui devait suivre; la réalité s’était avérée
autrement plus décevante. Ses frères de loge semblaient plus intéressés à faire
bonne chère et à contribuer aux bonnes œuvres qu’à s’élever spirituellement.
Plus Narcisse et lui progressaient dans les rangs de l’ordre, plus il leur
apparaissait clair que l’appareil cérémonial de la franc-maçonnerie ne touchait
pas davantage au surnaturel que la messe catholique.
Jean-Baptiste en était presque venu à se rallier à la
philosophie de Narcisse, à croire à un monde de chimie sans alchimie, un monde
d’astronomie sans astrologie, un monde naturel sans au-delà. Un triste monde où
la seule divination possible se résumait à l’analyse des causes et des effets.
Mais ils avaient rencontré Grigory Solovyov durant les derniers jours de l’an
1875.
Grigory – ou Grégoire comme tout le monde l’appelait à Paris
– était un véritable homme du monde. On ne pouvait converser avec lui plus de
quelques minutes sans apprendre que ses pieds avaient foulé le sol des cinq
continents, qu’il parlait couramment cinq langues (en plus des notions
développées dans une dizaine d’autres dialectes). Il prétendait avoir fait le
tour du monde à la recherche des mystères des civilisations antiques, du Tibet
à la Terre de feu, de l’Islande à l’Indochine. Sans surprise, il trouva des
interlocuteurs captifs auprès de Jean-Baptiste et Narcisse. Il disait s’être
entretenu avec des saints hommes et des mystiques aux Indes, en Égypte – même
au plus profond de l’Afrique où il aurait rencontré le sorcier Nègre qui se
disait personnellement responsable de la mort de Chaka Zulu. Il semblait avoir
tout vu sous le soleil et n’être surpris de rien.
Plus important que ses récits, il avait ramené de ses
voyages quelques pouvoirs surnaturels en apparence. Il se distinguait des
charlatans du fait qu’il refusait avec humilité de démontrer ses capacités sur
demande. Au fil des semaines, Jean-Baptiste le vit néanmoins faire disparaître
de menus objets qu’on retrouvait ensuite aux endroits les plus incongrus; il le
vit charmer des gens qui tombaient en transe par la seule influence de sa voix;
plus impressionnant encore, à quelques reprises, Grégoire prédit avec une assez
grande précision des événements futurs.
Narcisse accueillait ces démonstrations avec son scepticisme
coutumier; il assaillait Grégoire de questions et de défis que celui-ci
esquivait systématiquement.
Jusqu’au jour où, passablement ivre, il parla aux deux amis
de la fiole – ou plutôt du liquide qu’elle contenait…
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