dimanche 10 juillet 2011

Le Noeud Gordien, épisode 178 : Les disciples, 1re partie

Jean-Baptiste avait rencontré Narcisse en 1872 par l’entremise de la loge maçonnique parisienne qu’ils fréquentaient tous les deux. Dès leur toute première conversation, ils s’étaient découvert des atomes crochus; en trois mois, ils étaient devenus inséparables.
Leur choix de conversation privilégié tournait autour des mystères de l’inconnu. Jean-Baptiste demeurait convaincu que l’humanité avait possédé jadis une sagesse et une science que l’homme moderne commençait à peine à reconquérir. Il était féru de ces histoires de manifestations spirites et de communication avec l’au-delà. Il avait avidement lu Le livre des esprits d’Allan Kardec; il y voyait rien de moins que le point de départ d’une nouvelle science capable d’unir les mondes visibles et invisibles. Jean-Baptiste nourrissait l’espoir secret de participer un jour à cette entreprise encore à ses balbutiements.
Narcisse s’intéressait aux mêmes questions, mais en les approchant par voie inverse. Son père, M. Robert Hill, avait fait fortune en Amérique avec la construction du chemin de fer transcontinental; Narcisse avait hérité de son pragmatisme matérialiste. À la suite de Claude Bernard, il soutenait que si une chose ne pouvait être prouvée, démontrée, observée, on ne pouvait rien en présumer; or, rien ne permettait d’affirmer positivement que les conversations spirites provenaient bien de l’au-delà, et non de l’imagination trop fertile d’individus avides d’attention populaire. Il voyait le monde comme un fin mécanisme, matériel avant tout. S’il reconnaissait la nécessité logique d’une cause première, il n’y voyait toutefois pas la preuve, ni même l’indice, de l’intervention du Grand Architecte de l’Univers, pourtant central au discours maçonnique. Narcisse était toutefois loin d’être borné dans ses convictions; comme beaucoup de sceptiques, il ne demandait qu’à ce qu’on le convainque rationnellement de penser autrement – c’est-à-dire avec des preuves et non des convictions appuyées sur la volonté de croire.
Lorsque Jean-Baptiste avait été accepté dans l’ordre maçonnique, les rituels et les symboles ésotériques de son initiation l’avaient mis en appétit quant à ce qui devait suivre; la réalité s’était avérée autrement plus décevante. Ses frères de loge semblaient plus intéressés à faire bonne chère et à contribuer aux bonnes œuvres qu’à s’élever spirituellement. Plus Narcisse et lui progressaient dans les rangs de l’ordre, plus il leur apparaissait clair que l’appareil cérémonial de la franc-maçonnerie ne touchait pas davantage au surnaturel que la messe catholique.
Jean-Baptiste en était presque venu à se rallier à la philosophie de Narcisse, à croire à un monde de chimie sans alchimie, un monde d’astronomie sans astrologie, un monde naturel sans au-delà. Un triste monde où la seule divination possible se résumait à l’analyse des causes et des effets. Mais ils avaient rencontré Grigory Solovyov durant les derniers jours de l’an 1875.
Grigory – ou Grégoire comme tout le monde l’appelait à Paris – était un véritable homme du monde. On ne pouvait converser avec lui plus de quelques minutes sans apprendre que ses pieds avaient foulé le sol des cinq continents, qu’il parlait couramment cinq langues (en plus des notions développées dans une dizaine d’autres dialectes). Il prétendait avoir fait le tour du monde à la recherche des mystères des civilisations antiques, du Tibet à la Terre de feu, de l’Islande à l’Indochine. Sans surprise, il trouva des interlocuteurs captifs auprès de Jean-Baptiste et Narcisse. Il disait s’être entretenu avec des saints hommes et des mystiques aux Indes, en Égypte – même au plus profond de l’Afrique où il aurait rencontré le sorcier Nègre qui se disait personnellement responsable de la mort de Chaka Zulu. Il semblait avoir tout vu sous le soleil et n’être surpris de rien.
Plus important que ses récits, il avait ramené de ses voyages quelques pouvoirs surnaturels en apparence. Il se distinguait des charlatans du fait qu’il refusait avec humilité de démontrer ses capacités sur demande. Au fil des semaines, Jean-Baptiste le vit néanmoins faire disparaître de menus objets qu’on retrouvait ensuite aux endroits les plus incongrus; il le vit charmer des gens qui tombaient en transe par la seule influence de sa voix; plus impressionnant encore, à quelques reprises, Grégoire prédit avec une assez grande précision des événements futurs.
Narcisse accueillait ces démonstrations avec son scepticisme coutumier; il assaillait Grégoire de questions et de défis que celui-ci esquivait systématiquement.
Jusqu’au jour où, passablement ivre, il parla aux deux amis de la fiole – ou plutôt du liquide qu’elle contenait… 

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