dimanche 17 juillet 2011

Le Noeud Gordien, épisode 179 : Les disciples, 2e partie

« …mais ça n’est pas une preuve », dit Narcisse pendant que Jean-Baptiste portait pour la quatrième fois un verre vide à ses lèvres. « Tes trucs de forains ont cessé de m’impressionner depuis des semaines. De deux choses : soit tu cesses tes prétentions, soit tu nous les démontres une fois pour toutes. C’est assez, pas vrai Jean-Baptiste?
— Hum? Oui, oui. Assurément », répondit-il, plus préoccupé par la vacuité de sa coupe que par cette discussion déjà entendue.
Grégoire soupira en montrant quelque hésitation avant de sortir une petite fiole du gousset de son gilet. « La preuve? La voici! » Il parlait sans accent; une certaine lenteur dans sa diction constituait le seul indice qu’il n’était pas Français de naissance.
Narcisse lui arracha la bouteille des mains, craignant peut-être qu’il la fasse disparaître s’il n’agissait pas prestement. La fiole n’était pas plus grosse que son petit doigt; elle était faite d’un verre épais. Elle ne contenait que quelques gouttes d’un liquide vert qui laissait des traces grasses lorsque Narcisse l’agitait. Lorsque Jean-Baptiste l’examina à son tour, il découvrit que le liquide dégageait un arôme d’herbe et d’épices trop complexe pour en identifier les constituants.
« Et bien bravo », dit Narcisse d’un ton moqueur. « Tu te promènes avec un liquide vert dans tes poches. Mais encore? »
Grégoire s’avança sur sa chaise pour répondre sur le ton de la confidence : « Je ne vous ai jamais dit comment j’ai acquis les moyens qui alimentent ma rente, n’est-ce pas?
— Je présumais que tes parents sont assez fortunés pour se soucier du bien-être de leur fils », répondit Jean-Baptiste.
« Tous n’ont pas votre chance, quoique je ne vous en veuille pas de le présumer; sachez toutefois que j’ai acquis ma fortune par mes propres moyens, ou plutôt cette fiole m’a fourni les moyens de l’acquérir. »
Une fois de plus, le sens dramatique de Grégoire réussissait à piquer l’intérêt de ses compagnons. « Lorsque j’ai acheté cette fiole, elle était pleine au trois quarts; il suffit de trois gouttes de cette décoction pour que quiconque l’ingère ne puisse se soustraire aux ordres que je lui donne… »
Déjà, Jean-Baptiste entrevoyait les réponses qu’il donnerait à la question : que ferais-je si je pouvais commander les autres? Narcisse sembla entretenir la même réflexion pendant quelques secondes avant de poursuivre sur un ton railleur : « Ton boniment ne prouve rien, une fois de plus! Donne-moi à boire de ton liquide, je saurai sans l’ombre d’un doute qu’il fonctionne si je peux ressentir par moi-même son effet! Jean-Baptiste pourra toujours veiller à ce que tu n’abuses pas de ton pouvoir! 
— J’ai une meilleure idée », répondit Grégoire alors que le tenancier les ravitaillait finalement. Il versa soigneusement trois gouttes dans son verre avant de prendre celui de Narcisse pour se rendre en titubant jusqu’à la sortie.
La nuit était moins avancée que leur état d’ivresse; les gens allaient et venaient encore en bon nombre. Il arrêta une jolie femme de vingt-deux à vingt-quatre ans qui passait par là, un panier vide à la main.
Jean-Baptiste et Narcisse se trouvaient assez prêt de la sortie pour entendre Grégoire lui dire : « Madame, je suis sincèrement désolé de vous importuner, mais je le dois néanmoins. »
La femme s’arrêta. « Mais que faites-vous là, piqué dans la rue, un verre dans chaque main?
— C’est bien la raison pour laquelle je dois me montrer importun; si vous avez quelques minutes à m’accorder, je vous expliquerai pourquoi je me trouve ici ainsi que pourquoi je vous ai arrêtée.
— Expliquez : je vous écoute.
— Depuis toujours, je souffre d’une telle timidité envers les femmes que mes amis, que vous voyez là-bas par l’entrebâillement, se moquent sans cesse de moi. L’un d’eux m’a parié que je ne réussirais pas à adresser la parole à une femme dans la rue avant la fin de l’heure; il a même ajouté qu’il me remettrait deux fois la mise si je réussissais à partager une coupe de vin avec elle, et quatre fois si elle m’embrassait avant la fin de ce délai.
— Je devrai vous décevoir, Monsieur, car je suis une femme mariée; consolez-vous toutefois du fait d’avoir déjà vaincu votre timidité et gagné votre pari!
— Je vous remercie d’avoir pris part dans ma victoire, Madame; si vous le permettez, je vous remercierai en vous offrant la coupe que je vous destinais de toute manière. Vous pourrez ainsi retourner chez vous avec la double satisfaction de m’avoir permis de gagner le pari, ainsi que celle d’avoir coûté quelques sous à ces mauvais amis qui m’ont conduit à vous importuner. »
La femme réfléchit un instant puis elle haussa les épaules et accepta la coupe. Elle la but d’un trait avec un sourire espiègle en regardant Jean-Baptiste et Narcisse droit dans les yeux.
Lorsqu’elle eut fini de boire, son regard devint vacant et ses épaules tombèrent, comme si elle avait bu une bouteille et non un verre. Grégoire lui murmura à l’oreille et elle le suivit à l’intérieur.
Il se planta devant la table avant de dire : « Alors?
— Je ne vois rien d’impressionnant dans le fait que cette femme t’aie suivi jusqu’ici…
— Oh, je ne prétendais pas démontrer quoi que ce soit; suivez-moi plutôt jusqu’à ma chambre, je vous ferai la preuve de sa docilité absolue… »
Narcisse et Jean-Baptiste échangèrent une œillade où chacun semblait demander à l’autre Osera-t-il? Oserons-nous? Narcisse, le visage rougi, frappa la table du poing avant de dire d’une voix traînante: « Je voudrais bien voir ça! » Il se leva.
En d’autres temps, Jean-Baptiste aurait décliné pour plutôt suggérer une démonstration moins scandaleuse. Ce soir, l’ivresse décida à sa place; il se leva donc à son tour – en prenant soin de tenir son chapeau de manière à cacher stratégiquement le signe sans équivoque de son émoi présent. 

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