dimanche 3 juillet 2011

Le Noeud Gordien, épisode 177 : Communication non verbale

Tout avait commencé presque un mois auparavant, lorsque son oncle Édouard était disparu de la circulation pendant plusieurs jours, créant du coup une petite panique dans leur réseau. Tout le monde avait appelé tout le monde à la recherche du disparu, sinon d’un indice pouvant retracer ses pas. Geneviève semblait l’avoir vu la dernière. Malgré l’insistance d’Alexandre, elle était demeurée évasive, se contentant de préciser d’un ton mystérieux que si Édouard ne semblait pas exactement lui-même le matin de leur dernière rencontre, c’était de la meilleure façon possible. Qu’avait-elle voulu dire?
La vague d’inquiétude s’était brisée lorsqu’il avait refait surface peu après, en offrant des paroles rassurantes à ses parents et ses amis tout en demeurant obstinément coi quant aux motifs de sa disparition. En lui parlant au téléphone, Alexandre avait cru détecter une part de détresse enfouie sous ses paroles calmes. Alexandre s’était donc invité à son appartement de la 10e avenue.
Lorsqu’Alexandre l’avait questionné sur les suites de sa manœuvre auprès d’Aleksi au Den, ou de l’avancement de ses tentatives d’infiltration, Édouard n’avait répondu que par des haussements d’épaules ou des mouvements de sourcils. Après de longues minutes frustrantes à tenter de tirer les vers du nez d’Édouard, Alexandre s’était exclamé : « Tu as réussi! Tu as réussi mais, tu ne peux pas en parler! »
Ils avaient souvent parlé d’hypnose après avoir été confrontés tous les deux à l’altération de leurs souvenirs; Alexandre avait compris que quelqu’un empêchait Édouard de s’exprimer librement.
Édouard lui avait lancé une œillade soulagée malgré son visage autrement inexpressif. Une autre hypothèse avait jailli à la suite de la première. Alexandre avait alors emprunté le crayon d’Édouard pour griffonner : PENSES-TU ÊTRE SOUS ÉCOUTE?
Il avait fait non de la tête. « Mais tu ne peux pas me parler? » Il était immédiatement retourné en mode impassible. Comme il avait pu répondre non à une supposition erronée d’Alexandre, son mutisme était soudainement devenu éloquent.
Alexandre avait alors noté que depuis le début de leur échange, Édouard tâtait et manipulait sans cesse son téléphone, tantôt en lui donnant des chiquenaudes, tantôt en l’alignant soigneusement avec la bordure de la table. Il lui avait fallu un moment pour le remarquer, mais Alexandre avait finalement compris le message derrière son manège.
« Tu as encore tout enregistré sur ton téléphone? »
Retour au silence impassible : il avait visé juste. Lorsqu’Alexandre avait pris le téléphone pour écouter les enregistrements, Édouard s’était affaissé sur le dossier de sa chaise en inspirant profondément : il avait réussi à passer son message.
C’est à ce moment qu’Alexandre découvrit avec stupéfaction tout ce que son oncle avait traversé. Ils avaient moins affaire à des hypnotiseurs qu’à des… magiciens? Il avait aussi entendu Aleksi dicter à Édouard son interdiction de révéler quoi que ce soit à des non-initiés. Mais Édouard était rusé : vers la fin de l’enregistrement, il avait pris l’habitude de détailler au maximum ce qu’il voyait ou faisait pour aider tout auditeur à bien saisir ce dont il était question.
Après quelques heures à écouter l’enregistrement, Alexandre lui avait dit : « Est-ce que je vais pouvoir emprunter ton téléphone de temps en temps? »
Édouard avait répondu avec un grand sourire: « Tu lis mes pensées, Alex. »
Ils avaient convenu d’organiser une rencontre hebdomadaire pour permettre à Alexandre de copier discrètement les enregistrements. Les deux premiers échanges s’étaient déroulés à merveille; aujourd’hui, Alexandre attendait le troisième.
Il était attablé à un café jouxtant une rue piétonnière fort achalandée du Centre, son ordinateur ouvert devant lui. Il affectait le calme du citadin en congé – c’était le cas, il ne travaillait pas cette nuit – mais derrière sa façade, il n’en pouvait plus d’attendre le nouvel arrivage.
Son pouls s’accéléra lorsqu’il vit apparaître son oncle au coin de la rue, vêtu de jeans et d’une chemise fripée. Dès qu’Édouard remarqua la présence de son neveu, il s’appliqua à ne plus le regarder. Alexandre fit pareillement.
Édouard alla se planter à un arrêt d’autobus à quelques pas de la table d’Alexandre. Il prit un journal d’une boîte distributrice avant de s’appuyer sur la clôture de fer forgé qui séparait la terrasse de la rue. Alexandre n’eut qu’à étirer la main pour prendre le téléphone dans sa poche arrière. En moins de deux minutes, les fichiers étaient transférés sans laisser de trace – avantage notable par rapport à un transfert par Internet. Il ferma le portable et s’engagea dans la rue à son tour. Lorsqu’il passa devant Édouard, il glissa discrètement le téléphone dans le journal d’Édouard, maintenant roulé sous son bras.
Était-ce nécessaire de procéder ainsi? Probablement pas – mais c’était assurément plus prudent. Philippe Gauss aurait pu être fier de son fils et de son frère.
Alexandre courut ensuite chez lui pour écouter les fichiers, stimulé à l’idée d’en apprendre davantage sur les mystérieux nouveaux amis de son oncle – mais surtout, de continuer à s’entraîner aux exercices purificatoires et méditatifs qu’ils lui apprenaient…
Sans qu’un initié ne lui ait soufflé le moindre mot sur le sujet, Alexandre avait commencé sa formation.

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