« Moi, j’ai rien vu »,
répondit-il sur le même ton en haussant les épaules.
Les billets que Mike glissa dans la
main du grand gaillard captèrent son intérêt. « Qui?
— Le gars avec les lunettes, là.
— Il était barré, lui! » Il
signala à un collègue de l’autre côté de la piste de danse et en moins de deux,
ils convergeaient vers lui comme des piranhas sur un steak.
Mike se réjouissait déjà du spectacle
: les videurs en cours d’éviction tendaient à répondre avec une violence égale
à la force de l’opposition qu’ils rencontraient. Il suffisait que Katzko
résiste pour…
Mais non : il se laissa diriger
– presque transporter – jusqu’à la sortie sans faire d’histoire, sans même
perdre son sourire d’ivrogne, les gars juste derrière lui.
Il fit quelques pas sur le trottoir
en fouillant dans ses poches. N’y trouvant rien, il arrêta un passant, puis un
autre en leur demandant d’une voix traînante : « Heille, t’as pas une
cigarette? »
Mike s’approcha de Katzko en s’efforçant
de rester dans un angle mort. « Hey man, tu veux une cigarette?
— C’est clair que je… ». Le
poing de Mike le coupa abruptement.. L’impact le fit reculer de deux pas. Une
branche de ses montures était toute tordue. Il toucha sa lèvre; du sang s’en
écoulait. « C’est quoi ton ostie de problème?
— C’est toi notre problème », dit Djo en déployant toute la richesse
de son sens de la répartie.
« Vous savez pas qui je
suis », dit Katzko.
En massant ses jointures, Mike dit :
« On l’sait t’es qui. Toi, sais-tu? » Les badauds s’approchaient
déjà, curieux de la suite de l’altercation.
Katzko lorgna les trois un après l’autre
à travers ses lunettes. Soudainement, il fit volte-face et prit ses jambes à
son cou.
Les gars ne s’étaient pas attendus à
ce que Katzko se dérobe ainsi, mais la surprise les retarda d’à peine quelques
secondes. Comme leur proie était saoule et encore sonnée, son avance se
rétrécit à chaque enjambée… Mais Katzko empoigna une fille et la poussa sur leur
chemin de ses poursuivants. Elle portait des talons d’échassier; elle ne put se
maintenir debout lorsque Rem la percuta. Elle l’emporta dans sa chute; les deux
roulèrent sur le trottoir.
Katzko bifurqua pour traverser la
rue. Il réussit à se faufiler entre les voitures dans un tonnerre de klaxons. Laissant
Rem derrière, Djo et Mike firent de même avant que celles qui avaient freiné ne
se remettent en mouvement. L’aplomb – l’ivresse? – de Katzko lui avait fait
gagner une certaine avance.
Mike levait des poids mais
dédaignait l’entraînement cardio; la course avait déjà tiré tout son jus.
Heureusement, Djo, lui, ne ralentissait pas.
Katzko vira à 90 degrés pour
s’élancer dans une ruelle. On le tient,
se dit Mike. Les allées du Centre étaient clôturées pour la plupart...
Djo disparut à son tour au coin. Avant
que Mike n’y soit, un fracas jaillit de la ruelle.
Mike tourna le coin pour découvrir
Djo gisant en petit bonhomme, les mains sur la tête pour se protéger des coups.
Katzko avait trouvé une barre de métal dans les détritus qui obstruaient le
sol. Malheureusement, dans la pénombre, Mike ne vit rien qui pourrait l’armer
pareillement.
Cette barre de fer changeait tout. Les
prédateurs devenaient proies. Katzko se désintéressa de Djo, hors d’état de
nuire, pour se tourner vers Mike avec une expression menaçante. « T’es
qui, déjà? », demanda-t-il en frappant sa paume avec son arme improvisée.
Mike ne pouvait pas attaquer, mais il
ne pouvait pas fuir non plus en laissant Djo à la merci de ce maniaque…
Rem arriva finalement, le visage
rouge, le souffle court. Dès qu’il vit la scène, il se mit en garde.
Rem avait été champion de Tae Kwon
Do durant l’adolescence; même s’il ne compétitionnait plus depuis quelques
années, il n’avait jamais cessé l’entraînement. La posture confiante de Rem ne
fit hésiter Katzko qu’un instant : il se lança en avant en fendant l’air.
Rem recula pour laisser passer le
mouvement. Lorsque Katzko arriva au bout de son élan, Rem saisit l’ouverture.
Il lui décrocha un coup de pied vrillé au niveau de la nuque. Malgré l’impact,
Kazko ramena vigoureusement la barre sur le tibia de Rem qui laissa échapper un
cri de surprise avant de reculer en titubant.
Katzko cessa de fendre l’air pour
plutôt interposer son arme et tenir ses attaquants à distance. Il les contourna
prudemment sans jamais les quitter des yeux – lorsqu’il passa à proximité de
Djo, il se permit de lui décrocher un coup de pied sec. Il disparut au détour
de l’avenue au pas de course, sans lâcher sa barre.
Djo râlait, toujours recroquevillé
sur le sol maculé. Ses mains et son visage étaient couverts de sang. « Djo?
Hey Djo, est-ce que ça va? »
— Checke là », dit Rem en pointant. « Christ, il a le crâne
ouvert. Qu’est-ce qu’on fait?
— On n’a pas le choix. On appelle une
ambulance. »
Le regard de Rem oscillait sans
cesse entre Djo et la direction que l’autre avait pris.
« Qu’est-ce que t’attends?
Appelle l’ambulance!
— Pis l’autre cave?
— On l’aura ben un autre moment
donné », dit Mike d’une voix qu’il espérait confiante.
Il n’avait jamais compris pourquoi
Karl n’avait pas fait disparaître son ennemi…
Il commençait à soupçonner que ça n’était
pas faute d’avoir essayé.
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