Eleftherios aurait voulu embarrasser
Gordon en disciplinant son élève à sa place. S’il devait oublier cette
intention – en tant que maître, elle portait la responsabilité de ses gestes –,
il devait toujours faire respecter les termes de la grande trêve. « Que tu
sois maître ou adepte, ou même membre des Seize, tu dois répondre de tes
gestes!
— Certains diraient que je ne suis
pas connue pour la rationalité de mes actions », répondit-elle d’un ton
ironiquement posé. « Bien sûr que je réponds de mes gestes. Je les assume.
Je me demande même pourquoi vous avez pris tout ce temps avant de réagir. »
Eleftherios pinça les lèvres. Voilà
qu’elle lui tapait sur les doigts
pour sa propre faute!
« Vas-tu cesser tes pratiques
qui déshonorent nos traditions?
— Pah! Gardez-les pour vous, vos
traditions! C’est vous qui m’avez déshonorée, brisée, abandonnée gisant dans ma
pisse sans vous soucier que je vive ou je meure…
— Tu dois accepter la censure, sans
quoi…
— Sans quoi quoi?
— Si tu continues de risquer
d’exposer nos secrets, je n’aurai d’autre choix que de te contraindre au
silence. »
Un lourd silence enveloppa le
Terminus, brisé seulement par le claquement rythmique d’une porte du Terminus
que le vent tirait puis poussait sans cesse.
Tricane éclata subitement d’un rire
à glacer le sang.
« Me contraindre au silence! Me contraindre au silence! Ah ah! Mais allez-y :
contraignez-moi! »
La répartie assassine qui se formait
dans l’esprit d’Eleftherios fut soufflée par une distraction de taille. Tricane
avait levé le poing; une sorte de lumière s’agglomérait autour de lui, comme si
des lucioles éthérées jaillissaient de nulle part pour s’y poser. La lueur
avait précisément la même couleur que celle qui apparaissait au moment où la
Joute était jouée.
C’est
une illusion. Elle a développé des trucs pour tirer profit du Cercle de Harré. Ça
ne peut être qu’une illusion…
Tricane dirigea son poing vers le
trio et…
Plus rien.
Eleftherios sursauta en reprenant
conscience de son environnement. Après une seconde d’affolement, il reconnut sa
nouvelle chambre du Centre-Sud. « Que s’est-il passé? », demanda-t-il
à voix haute. Il n’en avait absolument aucune idée. Personne ne lui répondit,
mais il entendit que quelqu’un venait à sa rencontre.
Polkinghorne passa la porte, l’air
troublé. « Que s’est-il passé? », répéta Avramopoulos. « Je ne
me souviens de rien après le Terminus. Elle nous a menacés…
— Puis elle a projeté cette espèce d’énergie
que je ne réussis pas à m’expliquer… Elle te visait, mais Hoshmand a bondi
devant in extremis.
— Est-il… »
Polkinghorne grimaça. « Tu as
été plongé dans un état d’hébétude, mais Hoshmand s’est retrouvé comme pris d’une
crise d’épilepsie… Je sais reconnaître quand une partie est perdue; je me suis
retiré en vous traînant hors du Terminus. Nous sommes revenus il y a dix
minutes à peine. »
Ils entendirent une sorte de grognement
s’élever dans la chambre voisine. « Ça doit être lui. Il était encore inconscient
il y a une minute. »
Eleftherios bondit sur ses pieds et
passa de l’autre côté. Il se préoccupait moins du sort de Hoshmand que de ce
qu’il pouvait lui apprendre à propos de ce qui les avait frappés.
Hoshmand était recroquevillé sur le
lit, les vêtements abrasés – Polkinghorne l’avait littéralement tiré jusqu’à la rue; il fixait l’infini,
les yeux éteints. Il ne bougea pas lorsque Polkinghorne et Avramopoulos le
rejoignirent. Il se contenta de dire, d’une voix inexpressive : « Je
ne la sens plus…
— Quoi? Qu’est-ce que tu ne sens
plus? »
Hoshmand regarda Eleftherios droit
dans les yeux.
« L’acuité. J’ai perdu
l’acuité. »
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