dimanche 19 août 2012

Le Noeud Gordien, épisode 234 : Concile, 3e partie

Tout le monde s’avança sur sa chaise; même Hoshmand se rapprocha d’un pas.
Lytvyn raconta l’explosion, puis l’effondrement dont ils avaient été témoins, de même que la décision risquée d’Espinosa d’aller voir à l’intérieur. Personne ne l’interrompit; avec l’insonorisation des lieux, même les murs semblaient boire ses mots.
 « Je me suis sentie mal dès que je suis entrée dans l’hôtel », continua Félicia. « En bas, je pensais que c’était le stress, une fois en haut j’ai cru que c’était la fatigue et l’essoufflement. J’y suis retournée hier et j’ai découvert que mon malaise provenait d’une autre source. Vous savez, cette tension que nous ressentons lorsqu’on s’approche de la zone radiesthésique du Centre-Sud? »
Mandeville et Polkinghorne acquiescèrent. Les autres se contentèrent d’attendre la suite.
« C’était ça. Mais intense. Je me suis promenée dans le coin. Vous l’avez dit plus tôt : le Cercle déborde maintenant jusqu’au Centre. Mais il se rend beaucoup plus loin que nous le soupçonnions. Il recouvre une partie du Centre-Ouest qui inclut l’hôtel Hilltown.
— Était-ce déjà le cas au moment de l’explosion? », demanda Gordon. « Ou est-ce que la zone est devenue radiesthésique après?
— Je ne sais pas », admit Lytvyn. « Mais je peux vous confirmer qu’elle l’était lorsque nous sommes arrivés, quelques minutes après l’effondrement de la façade.
—Parce que tu ne te sentais pas bien », railla Avramopoulos.
« Pas seulement pour ça. En haut, le feu était bleu. Il dégouttait du plafond comme s’il rongeait le béton sans dégager de chaleur ni de fumée. En fait, c’était comme s’il désintégrait ce qu’il touchait plutôt que le brûler. Je n’étais plus sous l’effet d’aucun procédé à ce moment-là, mais Espinosa était dissimulé derrière le truc de Hoshmand. Dès qu’il s’est approché du feu, les flammes on grandi en taille et en intensité.
— Le feu de Saint-Elme », dit Polkinghorne. Voyant qu’Avramopoulos l’interrogeait du regard, il expliqua : « Kuhn m’a dit un jour que Schachter lui avait rapporté la création de halos bleus lorsqu’il étudiait l’effet des procédés en zones radiesthésiques. Malheureusement, Schachter est mort peu de temps après cette découverte. À ce qu’il paraît, on aurait retrouvé son corps en morceaux dans un cratère, sans aucune trace de brûlure ou d’explosion physique. » Il ajouta ensuite, sans s’adresser à quiconque en particulier : « Un conducteur dans un champ énergétique produisant une lumière, et un mauvais présage de surcroît : je dois avouer que l’analogie avec le feu de Saint-Elme s’impose. » À voir les expressions autour de la table, Gordon doutait que quiconque ait compris de quoi parlait Polkinghorne.
Mandeville demanda ensuite : « Est-ce que quelqu’un a déjà vu ce genre de halo auparavant? » Personne ne répondit. Gordon n’avait jamais même entendu parler de ce phénomène. « Depuis toujours, on nous met en garde contre la pratique en zone radiesthésique, par crainte qu’un contrecoup nous détruise. Est-ce que le feu et le halo pourraient être un même phénomène, à des degrés différents?
— En tout cas, le feu que j’ai vu creusait des espèces de cratères dans le béton. Il est plausible que ce soit le même chose qui ait tué Schachter.
Après un moment, Gordon demanda : « Donc, à partir des informations dont nous disposons, pouvons-nous imaginer les circonstances autour des événements du Hilltown? »
Mandeville offrit une première hypothèse : « Paicheler réalisait un procédé dans sa chambre sans avoir remarqué qu’elle se trouvait à l’intérieur d’une zone radiesthésique. Comme Schachter, elle a perdu le contrôle de l’énergie qu’elle manipulait. Le contrecoup a créé l’explosion et l’incendie. » Les yeux de Mandeville était embués. En essayant de restreindre l’expression de son émotivité, elle ne réussissait qu’à la mettre en exergue.
« Cette hypothèse ne tient que si le feu est bien l’effet d’un contrecoup », dit Gordon.
—Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre? »
Hoshmand suggéra une deuxième possibilité : « Tricane est débarquée chez Paicheler avec de mauvaises intentions. Paicheler s’est défendue; la confrontation a créé, directement ou non, l’incendie. Tricane a eu le dessus. C’est après qu’elle m’ait eu au Terminus que le Cercle s’est mis à grandir; elle a fait la même chose là-bas. »
Cette hypothèse était trop plausible pour le confort de Gordon. « Nous devrons être extrêmement prudents lorsque nous nous approchons de la zone radiesthésique, mais également vigilants quant à l’évolution de ses frontières.
— Nous ne pouvons pas exclure la possibilité que chacun de nous puisse être la cible d’une attaque », ajouta Avramopoulos.
« Est-ce que Paicheler peut être encore vivante? », demanda Mandeville.
Hoshmand haussa les épaules. « Moi, je le suis. Alors qui sait? »
Gordon, lui, le savait. Les fils rattachés à Paicheler étaient rompus : elle n’était plus de ce monde. Il ne pouvait toutefois pas le dire sans révéler du même coup le secret de son anneau. Il se permit tout de même d’ajouter : « Si elle a survécu ou feu, ou à une éventuelle agression, il y a encore l’effondrement… »
Le silence surnaturel de la pièce insonorisée reprit le dessus pendant presque une minute. « Je déclare Tricane anathème », dit Mandeville.
« J’entends, j’accepte et je consens », dit Hoshmand.
 « J’entends, j’accepte et je consens », dirent Avramopoulos et Polkinghorne en même temps. Espinosa consentit à son tour, puis Lytvyn – son premier acte politique d’adepte confirmée.
Il ne restait que Gordon. La déclaration de Mandeville l’avait pris de court; il ne s’était pas attendu qu’on en vienne si rapidement à un jugement de culpabilité. Il était convaincu que Tricane était mêlée à la plupart des problèmes traités aujourd’hui, mais il aurait plaidé en faveur de solutions moins extrêmes en attendant d’en savoir davantage. « J’entends, j’accepte et je consens », dit-il à son tour, acculé au pied du mur.
Tricane fut donc exclue de leur communauté, sans droit ni privilège. Il ne restait plus à Gordon qu’à espérer la trouver avant que l’un des autres ne l’exécute. 

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