dimanche 9 septembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 237 : Autodestruction

La plupart des soirs, Hoshmand allait siffler quelques bières à son pub habituel. Cette nuit, il avait plutôt assisté à la réunion où Tricane avait été déclarée anathème. Ce résultat était beaucoup plus plaisant que l’ivresse.
Il poursuivit néanmoins la routine nocturne qu’il avait adoptée depuis son… accident : il partit errer dans le Centre-Sud.
Il ne pouvait expliquer rationnellement pourquoi il prenait toujours cette direction, mais il y revenait toujours, comme si des sirènes l’y attiraient malgré son meilleur jugement. Maintenant qu’il ne pouvait plus compter sur ses trucs pour se soustraire au regard des gens, il se disait qu’il devait s’entraîner à la discrétion. Quel meilleur endroit pour le faire que le quartier le plus dangereux du continent? Il se répétait également que s’il croisait Tricane, il ne manquerait pas sa chance de l’empêcher de nuire – il rêvait sans y croire qu’elle pourrait lui rendre ses capacités, ou à tout le moins qu’elle lui donne une piste avant de recevoir son juste châtiment.
Polkinghorne l’aurait sermonné en lui expliquant pendant une heure et demie qu’il était en proie à des impulsions autodestructrices. Fuck Polkinghorne. Un avantage du Centre-Sud était bien que ni lui, ni les autres n’iraient le chercher là sans avoir une excellente raison.
Après la réunion, il s’enfonça en ligne droite jusqu’au plus profond du quartier maudit, là où même les brutes et les criminels se faisaient rares. Il alla jusqu’à la rivière Nikos, puis il descendit quelques blocs jusqu’à cet endroit où les turbulences blanchissaient l’eau noire. Il se demanda une fois de plus ce qui se passerait s’il se lançait dans la flotte, au milieu des tourbillons. Il remonta ensuite là où Tricane avait installé sa chambre secrète en esquivant soigneusement les résidents du quartier.
Dire que relativement peu de temps auparavant, il avait bravé la zone radiesthésique pour installer un dispositif de surveillance, une mosaïque de miroirs capable d’espionner Tricane – en théorie pour avantager son camp dans la Joute, mais il avait été heureux de relever le défi. Les choses s’étaient passées comme sur des roulettes malgré le Cercle de Harré. Il avait cru qu’il allait pouvoir s’exercer à nouveau jusqu’à peut-être mater cette énergie comme Harré l’avait fait, idéalement sans perdre la tête… Mais Tricane lui avait plutôt fait perdre ses pouvoirs et – si la théorie de Gordon était correcte – avait rendu le Cercle encore plus large et encore plus dangereux. Ironique.
Il ne vit aucune lumière chez Tricane, ce qui en soi ne voulait rien dire : aucune fenêtre ne donnait sur sa chambre secrète. Mais Hoshmand avait déposé quelques indices autour des voies d’accès, et aucun n’avait été dérangé. À moins que Tricane soit tout-à-coup devenue incroyablement observatrice, prudente et minutieuse, il pouvait croire qu’elle n’était pas venue chez elle depuis un moment.
Il continua jusqu’au Terminus. Il examina les lieux sans entrer. La congrégation qui s’était formée autour de Tricane y passait encore ses jours et ses nuits, mais elle-même ne s’y trouvait pas.
Hoshmand compléta sa promenade nocturne en passant par le square qu’il avait acquis pour Avramopoulos et Virkkunen au temps où il était encore en mesure d’assurer son rôle dans la Joute. Il tressaillit en remarquant que le deuxième étage de l’édifice où Avramopoulos avait élu domicile était éclairé. Compte tenu de la catastrophe du Hilltown et de la mise en garde de Gordon, il aurait été étrange qu’un initié s’y trouve. Hoshmand fit le tour de l’édifice en veillant à demeurer discret.
Un croassement étouffé attira son attention. Une grosse corneille était perchée au deuxième… à l’intérieur du bâtiment. Était-ce elle qui avait allumé la lumière en volant à la recherche de la sortie? Dès qu’il la remarqua, l’oiseau frappa la fenêtre deux fois, battit des ailes en croassant, puis recommença exactement le même manège. Pendant ce temps, Hoshmand finit son inspection. Les portes n’avaient pas été forcées, mais celle du devant n’était pas verrouillée.
Il dégaina son revolver et entra, l’oreille tendue. Le seul son demeurait les cris rythmiques de la corneille. Elle s’arrêta pendant qu’il inspectait le premier étage. Personne d’autre que lui ne s’y trouvait.
La corneille l’attendait en haut de l’escalier. Lorsqu’il la vit, elle se mit à sautiller et à battre des ailes. Il la mit en joue et posa le pied sur la première marche. L’oiseau s’envola sur-le-champ pour retourner dans la pièce où il l’avait vue d’en bas. Sa première impulsion était de la suivre, mais c’était peut-être un piège. Et si Tricane l’avait mise là dans l’espoir qu’il se précipite en haut? Il préféra avancer prudemment.
Lorsqu’il vit où la corneille avait voulu le conduire, il échappa un juron et rengaina son arme.
Édouard Gauss gisait par terre avec les yeux fixes et vitreux d’un cadavre, sa bouche ouverte débordant d’une écume jaunâtre.
La corneille sautillait derrière lui, comme si elle disait à Hoshmand fais quelque chose! Fais quelque chose! Mais il craignait qu’il n’y ait plus rien à faire pour lui.

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