dimanche 20 janvier 2013

Le Noeud Gordien, épisode 253 : Anonymes

Lorsque Raul Cerra entra dans la pièce, il se mit à penser : Cliché! Cliché! Cliché!
C’était un sous-sol d’église du Centre, beaucoup trop grand pour les besoins de la réunion. Le mobilier et les gens étaient agglutinés dans un seul tiers de la pièce. Des chaises pliantes avaient été disposées en trois rangées – peut-être le seul accroc au cliché : il s’était attendu à un cercle. En périphérie de cet auditorium en pièces détachées se trouvait une table, pliante elle aussi, qui portait une cafetière industrielle, une bouilloire électrique, des sachets de thé Orange Pekoe bon marché, un paquet de vingt-quatre muffins dans un emballage en plastique rigide… Mais les pires clichés étaient sans conteste les gens, des pauvres types mal vêtus, mal rasés, mal aimés… Raul aurait été surpris que l’addition de leur scolarité dépasse la sixième année du primaire.
Il allait s’en aller lorsque l’un d’eux vint à sa rencontre. C’était un type dans la cinquantaine, barbu, avec une chemise à carreaux et des jeans élimés. « Salut, moi c’est Martin. Première fois ici?
— Première fois dans… ça en général.
— Est-ce que tu sais comment on fonctionne?
— Un peu. » Ri-di-cule. Qu’est-ce que j’espérais en venant ici?
« Aujourd’hui, il va y avoir une série de prises de parole. Les gens vont parler de l’impact de leur consommation dans leur vie, ou de leur processus de changement. La personne en avant est la seule qui parle; c’est pas une discussion. T’es pas obligé d’aller en avant aujourd’hui, mais la meilleure façon de commencer ta démarche, c’est de le faire. Pas de pression. Tu le fais quand t’es prêt. »
Raul acquiesça; après un moment d’hésitation, il alla s’asseoir au bout de la rangée du fond.
Ce fut Martin qui ouvrit la réunion en souhaitant la bienvenue à tous puis en décrivant le déroulement de la rencontre. Raul n’écoutait que d’une oreille, peut-être moins encore. Il continuait à se demander ce qu’il faisait là, s’il n’était pas mieux de s’en aller... Pourquoi continuer dans cette direction pathétique? Une partie de lui connaissait la réponse. Parce que je ne réussirai pas tout seul.
Le premier qui prit la parole était un autre barbu qui se présenta sous le nom de Maurice (« Salut Maurice! », répondit l’assistance, soucieuse de ne manquer aucun cliché). Son visage portait quelques traces jaunes, des ecchymoses en voie de disparition. « J’ai fait le cave longtemps. Me semble que toute ma vie, c’est de plus en plus de marde. Encore c’t’été, je me suis mis dans la marde pour me sortir de la marde avec quelqu’un d’autre. Tout ce que je fais, c’est me mettre dans la marde. »
Oh boy, un poète en plus! ironisa Raul.
« C’est comme si j’aurais traîné toute ma marde toute ma vie, mais là ça va faire. Là, ça fait trois semaine que je suis sobre, pis je pense que je vas finir par respirer un peu. J’ai pu envie de me tirer une balle. J’ai envie de régler ma marde. » Un silence malaisé s’ensuivit. « C’est toutt’. » Il retourna s’asseoir; les gens autour de lui l’accueillirent avec une tape dans le dos, un sourire, un pouce levé. Mon Dieu! Tout cela est très gênant, pensa Raul.
« Quelqu’un d’autre veut prendre la parole? On a des nouveaux visages aujourd’hui… »
Le regard de l’animateur fit le tour complet des membres de l’assistance, mais Raul se sentit évidemment interpellé. Quelques-uns se tournèrent vers lui. Le poids de la pression des pairs se fit sentir… Moi qui pensais que la pression faisait commencer à consommer… Apparemment elle servait aussi chez ceux qui voulaient cesser. Il soupira et marcha à l’avant. Arracher un pansement, entrer dans l’eau froide… Les hésitations ne rendaient le tout que plus pénible. Il fallait y aller à fond. Au pire, je pourrai abandonner en sachant que j’ai essayé.
« Je m’appelle Raul…
— Salut, Raul!
— Je me demande un peu ce que je suis venu faire ici. » Il s’attendait à moitié à ce qu’on lui donne des raisons d’être là, qu’on le force à poursuivre, à la rigueur qu’on le chasse… Mais personne ne dit rien, pas même un chuchotement. Il avait l’attention complète de l’assistance, même s’il n’avait rien à offrir. Il passa sa main sur son front. Parler en public, surtout de choses comme ça, n’était jamais facile.
« Je n’ai jamais pris de drogue, et je n’aime pas l’ivresse non plus. L’an passé, on m’a forcé à consommer. Ça a été une révélation pour moi. Au début, j’ai fait attention, mais l’idée ne me quittait pas. J’ai fini par réessayer, mais ça n’était pas comme la première fois. Ma première dose était massive; même en en reprenant autant… »
Martin leva le doigt. « Ici, on essaie de ne pas parler de la consommation comme telle, mais des impacts de la consommation sur notre vie. Ou de la sobriété, bien entendu.
— Oh. Ok. Je comprends. Excusez-moi. Tout cela est nouveau pour moi. » Raul inspira profondément. Allait-il vraiment aller là? Avec des inconnus? La première fois?
« C’était de l’Orgasmik. 
— Hrmph », laissa échapper une femme au premier rang en croisant les bras, renfrognée.
« Gigi… », dit l’hôte sur le ton d’un parent qui avertit son enfant qu’il a intérêt d’oublier ce qu’il s’apprête à faire. À voir son visage émacié et sa dentition pourrie, Raul devina qu’elle devait se débattre avec des drogues autrement plus ravageuses. Elle garda son air renfrogné mais ne dit rien d’autre.
Raul continua. « Je suis devenu obsédé par cette sensation. Après, le sexe ne faisait plus rien pour moi. J’ai toujours eu une bonne chimie avec ma femme… » C’est normal pour un chimiste, pensa-t-il en ajoutant un cliché de son cru. « …mais après, ça n’était plus pareil. Je n’ai même pas remarqué lorsqu’elle a commencé à s’éloigner de moi. Elle me dit que j’ai changé, qu’elle ne me reconnaît plus. Elle a raison. Il faut que je fasse quelque chose. » Un long silence s’ensuivit. « Ça fait huit jours qu’elle est partie. » C’était peut-être ce qui faisait le plus mal.
Le silence s’étira jusqu’à ce que l’hôte dise : « Merci Raul. » Ce fut à son tour de recevoir les petites marques de support et d’appréciation des autres. Prendre la parole ne l’avait peut-être pas soulagé de son mal, mais il se sentait déjà un peu moins seul devant son problème. Wow. Les clichés continuent
Le reste de la réunion passa plus rapidement que le début aux yeux de Raul. À la fin, pendant que les autres se dispersaient ou allaient griller une cigarette dans la rue, Martin approcha Raul.
« Est-ce qu’on va te revoir?
— Je pense que oui.
— C’est bon. On n’est pas la police. C’est toi qui prends ta démarche en main. Mais plus tu es sérieux dans ce que tu fais, plus tu as des chances que ça marche. » Il lui tendit un dépliant. « Tu connais les douze étapes?
— Un peu. Comme tout le monde, j’imagine. » Il lut le feuillet. « À ce sujet… La partie sur l’être supérieur… Je ne suis pas vraiment… Moi, la religion… »
Avec un sourire, l’hôte dit : « C’est la question que j’ai le plus souvent venant des nouveaux. Ça n’est pas quelque chose de religieux. C’est plutôt spirituel. 
— C’est quoi la différence?
— La religion c’est les églises, la Bible et les prêtres. La spiritualité, ça passe d’abord par toi.
— Oh. » Il n’était pas certain de voir la distinction. « Je comprends. Merci. »
Maurice l’aborda alors qu’il sortait. « Heille, j’ai entendu ce que t’as dit… » Raul se contenta de lui répondre par un sourire poli. « Moi aussi je pensais comme toi. Mais y’a du monde dans le groupe qui m’ont fait découvrir de quoi…
— Quoi? 
— C’est une guérisseuse dans le Centre-Sud. Man, je te dis, quand tu la vois, tu sais qu’elle est spéciale. Tu devrais venir avec nous autres un bon jour.
— Ah bon… Je vais y penser. » Maurice parut satisfait.
C’était évidemment déjà réfléchi. Il y avait des bonnes personnes dans le groupe – Martin le premier –, mais ce Maurice était clairement un peu fêlé. Raul n’allait certainement pas aller dans le Centre-Sud, encore moins pour écouter parler un gourou! Il était bien content du fait de rester anonyme. Cela lui permettrait de tenir ces gens à distance en-dehors des réunions.

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