dimanche 10 mars 2013

Le Noeud Gordien, épisode 260 : Messagerie

Félicia roula sa valise dans le vestibule de sa maison de la rue Hill, serrant contre son corps un deuxième bagage plus fragile et plus précieux. Une fois entrée, elle le déballa soigneusement en retenant son souffle. Ça n’est qu’une fois qu’elle eut vérifié que la cloche de verre demeurait intacte qu’elle se permit de respirer.
Au prix de quelques recherches, elle avait trouvé un souffleur digne de confiance à Genève, un vieux bonhomme enjoué et prompt à discuter de ses méthodes. Il avait fait un excellent boulot, en acceptant sans rechigner les spécifications excentriques mais précises de sa cliente. Elle lui avait commandé deux cloches; l’autre était restée à Zurich. Pour l’instant, ces cloches demeuraient du simple verre; pour les transformer en dispositif, il faudrait un long travail de préparation, incluant la gravure des caractères choisis précisément en fonction de l’essence du défunt destiné à « habiter » la cloche – Félicia aurait parié que c’était là que la tentative par Mandeville de reproduire son dispositif avait foiré.
Elle laissa son paquet fragile au pied de l’escalier avant de tirer sa valise jusqu’à sa chambre temporaire. La fatigue de son corps s’était accentuée avec son arrivée, mais malgré ses paupières alourdies par son long voyage au-dessus de l’Atlantique, son esprit demeurait plus éveillé qu’alangui – un effet secondaire classique du décalage horaire.
Elle décida d’aller se doucher. Outre la trousse et la serviette qu’elle avait apportées, la salle de bain du deuxième demeurait toute nue, sans même une brosse à toilette ou un rideau de douche. Paradoxalement, elle qui n’avait toujours pas levé le petit doigt pour rendre sa propriété millionnaire confortable, elle avait travaillé sur celle de Kuhn – celle de Latour – à s’en couvrir les mains de cloques… Là-bas, c’était facile : on lui disait quoi faire. Ici, toute la tâche lui incombait. C’était trop. Elle ne savait jamais où commencer. Mais cette nuit, elle regrettait de n’avoir encore rien fait… Après tout, elle aurait pu payer des professionnels pour le faire à sa place, non?
Elle redescendit, enroulée dans une serviette, non moins éveillée qu’auparavant. Elle se laissa choir face première sur son futon; elle resta là, sans bouger, pendant des dizaines de minutes, trop lasse pour entreprendre quoi que ce soit, mais encore incapable de se laisser glisser dans le sommeil.  
Elle capitula alors que le ciel commençait à s’éclaircir. La pénombre matinale accentuait encore la vacuité de sa maison… Elle aurait voulu appeler quelqu’un pour partager son insomnie, mais qui, à cette heure? Elle aurait volontiers pris une dose de Rory, sa présence plus encore que sa personne. Leur fréquentation, quoique courte, avait été une première occasion d’intimité et de proximité physique prolongée depuis si longtemps… Avait-elle seulement quelqu’un, ne serait-ce qu’une personne, qu’elle puisse appeler ami? Polkinghorne était celui qui s’en rapprochait le plus. Triste constat.
Faute de pouvoir appeler quelqu’un, elle espéra qu’on l’ait appelée durant son absence de La Cité. Elle se connecta à sa boîte vocale pour la trouver saturée, contre toute attente.
Un premier message provenait de l’association des propriétaires de la rue Hill qui l’invitait à assister à leur prochaine assemblée saisonnière avant de lui suggérer sur un ton cassant de faire quelque chose à propos de sa cour laissée à l’abandon…
Le bureau de son dentiste lui rappelait de les contacter pour choisir le moment de son prochain rendez-vous… Ensuite, c’était au tour de son comptable de lui demander de retourner son appel. Elle avait espéré tromper sa solitude en prenant ses messages, voilà qu’elle se sentait plus déconnectée que jamais de sa propre vie.
L’appel suivant lui glaça le sang.
« Maîtresse, c’est votre sale petite bête… » Ces mots qu’elle avait si souvent entendus de la bouche de Frank Batakovic étaient ici repris par la voix aigue d’une enfant.
« Je ne sais pas ce qui m’arrive… C’est un cauchemar… Lorsque je me réveille, je suis une petite fille… Ça n’est pas la première fois que… » La voix susurrait ensuite un dernier mot, probablement lajnó – un juron ukrainien; chose étrange, bien que plus personne ne parlât, le message durait encore de longues minutes pendant lesquelles elle ne pouvait discerner qu’une musique diffuse, du violoncelle et du piano.
Félicia s’empressa d’écouter les autres messages, au cas où l’un d’eux viendrait éclaircir celui-là, mais le suivant ne contenait que le bruit d’un téléphone qu’on raccroche et les autres étaient d’une parfaite banalité.
Elle réécouta encore et encore le mystérieux appel, sans trouver de réponse satisfaisante. Personne ne connaissait les détails de la relation dominant-dominé que Félicia avait entretenu avec Batakovic pendant des années, à part peut-être Gianfranco Espinosa qui l’avait souvent guidée, particulièrement au moment d’installer leur relation… L’idée qu’il se serve de cette information dans le but de confondre Félicia lui apparaissait absurde.
Était-ce moins absurde d’oser espérer l’improbable? Et si l’essence de Frank avait survécu la destruction de son écrin? Elle avait beaucoup à apprendre si elle retrouvait cette fillette qui l’avait appelée.
Elle ne pouvait pas accéder aux informations de l’appelant à partir de son téléphone. Il ne lui restait plus qu’à patienter jusqu’à l’ouverture des bureaux.
Félicia n’était pas moins fatiguée qu’à son arrivée, mais elle savait qu’il lui serait impossible de fermer l’œil avant d’avoir tout fait pour comprendre l’origine de cet étrange message. 

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