Au prix de quelques recherches, elle
avait trouvé un souffleur digne de confiance à Genève, un vieux bonhomme enjoué
et prompt à discuter de ses méthodes. Il avait fait un excellent boulot, en
acceptant sans rechigner les spécifications excentriques mais précises de sa
cliente. Elle lui avait commandé deux cloches; l’autre était restée à Zurich. Pour
l’instant, ces cloches demeuraient du simple verre; pour les transformer en
dispositif, il faudrait un long travail de préparation, incluant la gravure des
caractères choisis précisément en fonction de l’essence du défunt destiné à « habiter »
la cloche – Félicia aurait parié que c’était là que la tentative par Mandeville
de reproduire son dispositif avait foiré.
Elle laissa son paquet fragile au
pied de l’escalier avant de tirer sa valise jusqu’à sa chambre temporaire. La
fatigue de son corps s’était accentuée avec son arrivée, mais malgré ses
paupières alourdies par son long voyage au-dessus de l’Atlantique, son esprit
demeurait plus éveillé qu’alangui – un effet secondaire classique du décalage
horaire.
Elle décida d’aller se doucher.
Outre la trousse et la serviette qu’elle avait apportées, la salle de bain du
deuxième demeurait toute nue, sans même une brosse à toilette ou un rideau de
douche. Paradoxalement, elle qui n’avait toujours pas levé le petit doigt pour
rendre sa propriété millionnaire confortable, elle avait travaillé sur celle de
Kuhn – celle de Latour – à s’en couvrir les mains de cloques… Là-bas, c’était
facile : on lui disait quoi faire. Ici, toute la tâche lui incombait. C’était
trop. Elle ne savait jamais où commencer. Mais cette nuit, elle regrettait de n’avoir
encore rien fait… Après tout, elle aurait pu payer des professionnels pour le
faire à sa place, non?
Elle redescendit, enroulée dans une
serviette, non moins éveillée qu’auparavant. Elle se laissa choir face première
sur son futon; elle resta là, sans bouger, pendant des dizaines de minutes, trop
lasse pour entreprendre quoi que ce soit, mais encore incapable de se laisser
glisser dans le sommeil.
Elle capitula alors que le ciel
commençait à s’éclaircir. La pénombre matinale accentuait encore la vacuité de
sa maison… Elle aurait voulu appeler quelqu’un pour partager son insomnie, mais
qui, à cette heure? Elle aurait volontiers pris une dose de Rory, sa présence
plus encore que sa personne. Leur fréquentation, quoique courte, avait été une
première occasion d’intimité et de proximité physique prolongée depuis si
longtemps… Avait-elle seulement quelqu’un, ne serait-ce qu’une personne, qu’elle
puisse appeler ami? Polkinghorne
était celui qui s’en rapprochait le plus. Triste constat.
Faute de pouvoir appeler quelqu’un,
elle espéra qu’on l’ait appelée durant son absence de La Cité. Elle se connecta
à sa boîte vocale pour la trouver saturée, contre toute attente.
Un premier message provenait de l’association
des propriétaires de la rue Hill qui l’invitait à assister à leur prochaine
assemblée saisonnière avant de lui suggérer sur un ton cassant de faire quelque
chose à propos de sa cour laissée à l’abandon…
Le bureau de son dentiste lui
rappelait de les contacter pour choisir le moment de son prochain rendez-vous… Ensuite,
c’était au tour de son comptable de lui demander de retourner son appel. Elle
avait espéré tromper sa solitude en prenant ses messages, voilà qu’elle se sentait
plus déconnectée que jamais de sa propre vie.
L’appel suivant lui glaça le sang.
« Maîtresse, c’est votre sale
petite bête… » Ces mots qu’elle avait si souvent entendus de la bouche de Frank
Batakovic étaient ici repris par la voix aigue d’une enfant.
« Je ne sais pas ce qui m’arrive…
C’est un cauchemar… Lorsque je me réveille, je suis une petite fille… Ça n’est
pas la première fois que… » La voix susurrait ensuite un dernier mot,
probablement lajnó – un juron
ukrainien; chose étrange, bien que plus personne ne parlât, le message durait
encore de longues minutes pendant lesquelles elle ne pouvait discerner qu’une
musique diffuse, du violoncelle et du piano.
Félicia s’empressa d’écouter les
autres messages, au cas où l’un d’eux viendrait éclaircir celui-là, mais le
suivant ne contenait que le bruit d’un téléphone qu’on raccroche et les autres
étaient d’une parfaite banalité.
Elle réécouta encore et encore le
mystérieux appel, sans trouver de réponse satisfaisante. Personne ne
connaissait les détails de la relation dominant-dominé que Félicia avait
entretenu avec Batakovic pendant des années, à part peut-être Gianfranco
Espinosa qui l’avait souvent guidée, particulièrement au moment d’installer
leur relation… L’idée qu’il se serve de cette information dans le but de
confondre Félicia lui apparaissait absurde.
Était-ce moins absurde d’oser
espérer l’improbable? Et si l’essence de Frank avait survécu la destruction de
son écrin? Elle avait beaucoup à apprendre si elle retrouvait cette fillette
qui l’avait appelée.
Elle ne pouvait pas accéder aux
informations de l’appelant à partir de son téléphone. Il ne lui restait plus qu’à
patienter jusqu’à l’ouverture des bureaux.
Félicia n’était pas moins fatiguée
qu’à son arrivée, mais elle savait qu’il lui serait impossible de fermer l’œil avant
d’avoir tout fait pour comprendre l’origine de cet étrange message.
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