La lèvre tremblante, Aizalyasni
tourna la tête pour cacher ses larmes.
« Changement de plan »,
dit le ravisseur dont les yeux pétillaient d’excitation. « Tourne à gauche
à la prochaine lumière. »
Ignorant quelles étaient leurs
intentions originales, ce nouveau plan n’était en soi ni mieux ni pire, mais
cette hésitation apparente, cet indice que tout n’était pas décidé lui offrit
une raison, aussi mince soit-elle, de ne pas s’abandonner au désespoir. Elle
essuya son nez et ses yeux en les frottant sur le col de son manteau, puis elle
renifla deux fois de toutes ses forces pour ravaler la morve qui la menaçait de
suffocation.
L’homme au pistolet passa son arme
dans sa ceinture et alla s’installer dans le siège passager. « Embarque
sur la trente-trois », dit-il au conducteur. « On va prendre le pont »,
ajouta-t-il un moment plus tard.
La fourgonnette traversa la rivière
Nikos pour entrer dans la Petite-Méditerranée. « Prends la sortie vers le
port. Continue par là. Je vais te dire où tourner. »
Le
port? Pourquoi le port?
« Jésus-Christ », dit le chauffeur qui,
jusque là, n’avait pas ouvert la bouche. « Qu’est-ce que c’est? Luigi, t’as
vu ça? »
Luigi, l’homme qui était censé la
surveiller, alla coller son nez à la fenêtre. Aizalyasni sauta sur l’occasion
pour tordre ses poignets et assouplir ses restreintes. Elle réussit à gagner
une légère marge de manœuvre… Très légère. En une heure, elle pourrait se
libérer, mais elle doutait qu’on la laisse à elle-même si longtemps.
En levant les yeux, elle aperçut à
son tour ce qui avait fait réagir le chauffeur. De l’autre côté de la rivière
qu’ils venaient de traverser, des flashs de lumière éclairaient les toits en
saccade, laissant deviner une source cachée par les bâtiments. C’était comme si
une série de feux d’artifices détonaient au niveau du sol en explosions
silencieuses…
« C’est comme l’autre soir… »,
dit Luigi. « Mais la fille est avec nous!
— Elle n’est pas la seule! »,
geignit le chauffeur.
« Va falloir faire notre job
quand même », répondit l’homme dans le siège passager.
« Ouais », dit Luigi. « Puis
la refaire après, on dirait. »
Le chauffeur poussa un soupir
ostentatoire.
Aizalyasni n’entendit qu’à moitié
cet échange. À ses yeux, les lumières représentaient la preuve que Madame savait
dans quel pétrin elle se trouvait. Le point d’origine des lumières se trouvait
au cœur du Centre-Sud. Qui d’autre que Madame pouvait les produire? Était-ce un
signal, un message à l’intention d’Aizalyasni?
Les couleurs cessèrent de danser
entre ciel et terre après quelques minutes pendant lesquelles Luigi resta vissé
à la fenêtre et Aizalyasni se démena contre ses restreintes.
Alors que la camionnette s’engageait
dans le désert de rouille et d’entrepôts du quartier portuaire, quelque chose
de merveilleux se produisit.
La sensation familière qui l’avait
quittée revint chatouiller son for intérieur, plus intensément encore que
lorsqu’elle était au Terminus.
L’énergie mystérieuse de la zone
radiesthésique la balaya comme un vent chaud, faisant fi des parois de la
camionnette. C’était inattendu, délicieux, puissant, d’une magnitude qu’elle n’avait
jamais même imaginée. Elle pourrait faire apparaître l’étincelle entre ses
paumes sans effort, elle en était certaine. Mais pourrait-elle s’en servir pour
faire quelque chose?
Elle ferma les yeux et inspira aussi
profondément que son bâillon le lui permit. Alors que, d’ordinaire, il n’arrivait
qu’au cours de l’oraison, cette fois-ci l’état d’acuité lui rentra dedans. Le vertige l’étourdit et,
un instant, elle craignit de tomber malade comme la dernière fois. Mais la
sensation était tout autre… Sa conscience explosa en mille morceaux. Elle se
trouva simultanément ici et à Singapour, elle-même mais Madame aussi, immobile
mais tournant en vrilles… Sans que son corps n’ait bougé.
Ce nouvel état de conscience était
des plus étranges… Mais familier aussi, à un niveau qu’elle s’expliquait mal.
Elle voulut libérer ses mains, et
ses restreintes tombèrent sur-le-champ, ainsi que son bâillon.
Il lui suffisait de le vouloir pour
régler leur compte à ses ravisseurs, mais elle vit les résultats de ses actions
au moment même où elle en forma l’intention.
Luigi tombait le premier, mais
Timothée, Martin, Sophie et Vinh tombaient à leur tour – abattus bar balles,
plus tard dans la semaine.
Marco – le sadique sexuel qui
voulait la séquestrer, la violenter, la salir et user d’elle à l’infini –
tombait ensuite. Le cœur brisé, sa mère allait se laisser mourir durant l’année
suivante. Sa sœur Melissa, désormais sans famille et sans le sou, se trouvait
ensuite prise dans une vie de misère et d’exploitation.
Elle vit Bruno – le conducteur – s’écrouler
en dernier, non sans donner un coup de volant à gauche, où leur véhicule allait
emboutir un camion de marchandise qui allait ensuite causer un carambolage duquel
Aizalyasni ne sortait pas vivante.
Le
sang amène le sang. Le sang est
rouge. L’orange et le vert ne se mélangent pas. Le vert est la voie.
Instinctivement, son esprit établit
un contact avec celui des trois – Luigi plein de fierté naïve, Marco plein de
colère, Bruno plein de doutes. Sale. Aizalyasni
fit le ménage dans leur tête, pour ne laisser qu’une table rase. Elle se retira
et revint en elle-même dès qu’elle le put : le contact avec leur
individualité était repoussant, trop personnel, trop envahissant. L’impression
d’être ici et ailleurs en même temps s’atténua.
Luigi tomba sur le cul, le regard
vide. La camionnette ralentit puis s’arrêta au milieu du chemin. Aizalyasni
sortit par la porte latérale et contourna le véhicule. Bruno, les mains sur le
volant, regardait devant lui avec une expression vacante. Marco semblait s’être
assoupi.
Devait-elle appeler la police?
Comment leur expliquerait-elle l’hébétude de ses ravisseurs? Cette fois, elle n’eut
aucun avant-goût des conséquences futures de sa décision. Aizalyasni ouvrit la
porte du côté passager. Marco tomba sur le côté, retenu seulement par sa ceinture
de sécurité. Elle prit son arme, hésita un instant, puis lui donna un coup de
poing sur le nez. Il ne réagit pas. Le geste était gratuit, mais ô combien
satisfaisant! Elle claqua la porte sans se soucier du corps qui l’obstruait.
Elle entrevit son reflet… Quelque
chose avait changé. Elle s’observa de plus près. Sa chevelure était maintenant
ornée d’une longue mèche toute blanche, de son front à sa pointe.
Comme
Madame, se dit-elle. Ni vert, ni
orange. Le blanc est la voie. En lumière ou en gouache? Madame me le dira.
Elle rouvrit son esprit sur l’univers pour établir le contact avec Madame, de l’autre
côté de la rivière. C’était si facile! Madame avait raison : elle était
une naturelle…
Aizalyasni gémit de douleur. Plutôt
que trouver l’esprit de Madame, elle ne trouva que le chaos, la peur et la
haine, sans aucune cohérence. Quelque chose de terrible lui était arrivé.
Aizalyasni courut vers les ponts
aussi vite qu’elle le put, l’arme au poing.
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