« Il faut qu’on se voie
immédiatement », dit Gordon au téléphone, la panique dans la voix. Avramopoulos
acquiesça sans hésiter. Quelle qu’en soit la raison, si son ancien élève
perdait son flegme, il y avait de quoi piquer sa curiosité. Il ne restait qu’à
espérer qu’il se soit énervé pour rien.
C’était le petit matin; Derek
dormait encore dans la chambre à côté de celle où Avramopoulos avait lu toute
la nuit. Cet hôtel n’arrivait pas à la cheville du Royal, en fait il était plus
que quelconque, mais Avramopoulos ne prévoyait pas s’y éterniser. Si ce n’était
que de lui, il serait déjà sous le soleil de Tanger plutôt que dans la neige et
le froid, mais Gordon l’avait persuadé – ou plutôt provoqué – à accepter un
dernier tour de Joute avant son départ.
Il flâna un peu à l’étage pour tuer
le temps, déterminé à arriver juste après l’heure convenue. Il égrena d’autres
minutes au rez-de-chaussée à examiner ce que les gens de l’hôtel appelaient un
déjeuner continental, qui ne proposait au final que des œufs brouillées, des
patates rissolées, du bacon à texture de carton et des muffins qu’il
n’offrirait pas même à ses ennemis. Il se versa tout de même un café dans un
verre de papier avant d’aller aux devants de Gordon.
Celui-ci l’attendait à quelques
minutes de marche, sur le boulevard La Rochelle. Il s’agissait de l’artère
principale du district commercial de l’Ouest; le contraste avec le Centre ne
pouvait être plus manifeste. Là-bas, les allées et les venues de la marée avaient
tout usé, du lustre des enseignes aux angles des murs. Ici, dans l’un des
quartiers chics de la ville, tout était rutilant, comme neuf. Avramopoulos
supposait que les environs avaient dû être l’objet d’un développement récent.
D’ici vingt, trente, quarante ans, il allait devenir pareil au Centre.
Il vit Gordon au loin bien avant que
celui-ci ne l’ait vu. Il tournait littéralement en rond, incapable de tenir en
place. Avramopoulos remarqua ensuite sa bouche pincée, son front ridé par des
sourcils froncés… Son ancien élève avait en général tendance à cacher son jeu,
quel qu’il fût. Avramopoulos fut un peu amusé de le voir ainsi perturbé, mais
cela l’inquiéta encore plus.
Il se fit remarquer en le saluant de
la main; Gordon se dirigea vers lui en joggant presque.
« Qu’est-ce qui se passe? »,
demanda-t-il, laissant de côté l’habituel jeu de qui-a-l’ascendant-sur-qui.
« Ça veut dire que tu ne le
sais pas?
— Mais vas-tu parler, bon sang?
— Hoshmand et Espinosa sont morts.
Ce matin, en même temps.
— Quoi?
— Et ce n’est pas tout. Des gens ont
vu des lumières dans le ciel…
— Attends, attends. Hoshmand est
mort? Comment le sais-tu? Tu dois faire erreur…
— Non. J’en suis absolument
certain. »
C’était un choc. Avramopoulos allait
devoir ramasser Polkinghorne à la petite cuillère. Il décida que ce serait
Derek qui lui annoncerait la mauvaise nouvelle. Il…
« Tu n’est pas surpris pour
Espinosa. » C’était une affirmation, pas une question.
Avramopoulos n’avait baissé sa garde
qu’une fraction de seconde, c’est suffisant pour que ce damné garçon fasse
cette déduction. Il fallait maintenant boire le vin tiré. « Non, je ne
suis pas surpris. Je lui ai confié un contrat. Pour Tricane. » Gordon
ouvrit la bouche; Avramopoulos ne le laissa pas parler. « Tu ne peux pas
dire le contraire : c’était le meilleur homme pour y parvenir. »
Gordon referma la bouche et demeura immobile comme une statue de marbre – et
presque aussi pâle. Apparemment, il lui
fallait plus que ses couilles pour réussir, pensa Avramopoulos. « Mais
Hoshmand? Qu’est-ce qu’il allait foutre là?
— Peu importe. Ça n’est pas tout…
— Quoi encore?
— La zone radiesthésique a encore
grandi.
— Tu plaisantes?
— Non. Tricane a dû faire à Espinosa
la même chose qu’à Hoshmand, avec le même résultat.
— La zone…
— Elle va de la base du Mont Louis
jusqu’au port à l’est… Elle couvre le Centre et le Centre-Ouest jusqu’à la
vingt-huitième. Au sud, tout le parc industriel est dans le Cercle de
Harré. »
Avramopoulos passa une main dans ses
cheveux. Malgré le froid de l’hiver, une goutte de sueur roula dans son dos. La
Cité était devenue une poudrière, et ils étaient tous des allumettes. Il avait
été chanceux : son hôtel se trouvait juste à la frontière du Cercle, à
quelques coins de rue seulement. Il s’en était fallu de peu qu’il s’expose à un
contrecoup.
« Je n’ai jamais vu ça,
Eleftherios. L’énergie du Cercle est presque… palpable. Il m’est impossible d’imaginer les effets que pareille
concentration peut avoir sur nous ou nos procédés… Je ne serais pas surpris si
le temps et l’espace, si la réalité même commençaient à se distordre et à faire
des siennes...
— Ne dis pas de sottises », dit
Avramopoulos, malgré ses propres craintes. « Une chose est sûre : il
faut arrêter cette enragée avant qu’elle ne tue quelqu’un d’autre.
— Elle se tenait tranquille avant
que tu l’attaques...
— Que je l’attaque? Dois-je te rappeler que nous l’avons déclarée
anathème? Qu’elle a tué Kuhn et probablement Paicheler? Comment oses-tu me
reprocher de faire mon devoir, alors qu’elle menaçait de révéler nos secrets?
— À propos… Des témoins ont vu des
lumières s’élever du Centre-Sud.
— Il suffira de faire taire la
rumeur », dit Avramopoulos d’un ton cassant. « Nous l’avons déjà fait
souvent dans le passé.
— Essaie de faire taire ça », dit Gordon en tirant de sa
poche l’un de ces téléphones-ordinateurs si populaires. Il fit jouer une courte
vidéo, de moins d’une minute, qui montrait une image claire, quoiqu’instable, d’une série de flashs de
lumière sur les toits au loin.
« Damnation », dit
Avramopoulos. « Il va falloir agir vite. J’ai des pions à la municipalité
et dans la police. » Avramopoulos venait de révéler une partie de son jeu,
mais les circonstances repoussaient la Joute à un rang secondaire. « Tu
peux t’occuper des médias? » Gordon fit oui de la tête. « Alors, go.
Nous n’avons pas de temps à perdre. »
Il tourna les talons.
« Gordon? »
L’homme figea sur place.
« Je pense que le temps est
venu d’appeler les autres en renfort. »
Il demeura immobile un instant de
plus avant de partir d’un pas vif.
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