dimanche 16 mars 2014

Le Noeud Gordien, épisode 311 : Dans le trou, 3e partie

Timothée trouva un Djo excédé, entouré de gens déterminés à entrer au Terminus, qui voyaient peut-être l’annulation des oraisons et la fermeture des portes comme un test de leur foi. Ils s’étaient regroupés en cercles à quelques mètres de la porte, autour de feux de détritus. Lorsqu’ils virent Timothée sortir du Terminus, ils se dressèrent comme des chiens de prairie à l’affût.
« Je descend dans le trou avec Aizalyasni », murmura-t-il à l’oreille de Djo. Son absence de réaction laissait penser qu’il aurait pu aller se pendre, Djo n’en avait cure.
« Quand est-ce que Mike pis Rem vont revenir? », demanda-t-il.
« Tu le sais mieux que moi », répondit Timothée.
« Je suis ici depuis quatre heure ce matin pis j’ai envie de chier!
— Je peux t’amener un seau. Après, les gens vont te laisser tranquille, c’est garanti.
— Ha ha ha. T’as-tu pensé donner des shows d’humour?
— Vas-y, je tiens le camp. Cinq minutes. »
Son visage s’illumina. Il détala à toute vitesse vers les toilettes.
Beaucoup de gens sur la grande place scrutèrent Timothée, avides de comprendre pourquoi le Terminus était fermé aujourd’hui encore, de savoir si les bruits qui couraient étaient vrais... Chaque fois que Timothée croisa un regard insistant, il répondit à la question muette par un non de la tête. Non, vous ne pouvez pas entrer. Non, il n’y a pas d’oraison aujourd’hui. Non, nous n’avons rien pour vous nourrir. Non, nous ne pouvons pas répondre à vos questions.
C’est un Djo transformé qui revint une dizaine de minutes plus tard, soulagé et empestant la fumée de cannabis. Il reprit son poste. Tim le regarda dans le blanc des yeux – ou plutôt, le rouge. « Tu vas le dire à Mike ou à Martin que nous sommes dans le trou?
— Ouais, ouais. »
Il retourna à l’intérieur. Il trouva Aizalyasni les bras croisés, tapant du pied. « C’était long…
— J’ai dû gérer une affaire de merde », dit Timothée. « Bon, comment on descend?
— J’ai trouvé une bonne longueur de chaîne », répondit-elle. « On pourrait l’attacher là-dessus... » Elle pointa une sorte de piton fiché dans le plancher. À quel usage avait-il été placé là? C’était impossible de le dire. Il y en avait d’autres ici et là dans les pièces condamnées du Terminus, mais celui-ci était le plus proche du trou.
« J’ai un mousqueton sur mon sac à dos », dit Timothée. Il alla le chercher; il fallut jouer de minutie pour faire entrer à la fois la chaîne et l’œillet, mais il réussit à tout emboîter.
« C’est supposé tenir? 
— C’est fait pour ça », répondit-il. Il ne l’avait jamais testé, sinon pour accrocher une gourde à son sac. Il tira sur la chaîne de toutes ses forces. Elle tint bon; le piton semblait solidement ancré dans le béton. Satisfait, il descendit la chaîne dans le trou. Son extrémité balançait à un mètre du sol en-dessous.
Aizalyasni et Timothée échangèrent un regard. « Je vais y aller en premier », dit-il.
Il se rassit au bord du trou et lentement, prudemment, s’avança, jusqu’à ce que son centre de gravité balance dans le vide. « Attention! », s’exclama Aizalyasni, trop tard.
Il se retint autant qu’il le put sur la chaîne, mais son poids gagna sur sa poigne. Il tomba plus qu’il ne glissa jusqu’en bas. Un éclair de douleur foudroya sa cheville droite. Il conserva son équilibre de justesse en sautillant sur le dallage irrégulier. « Ça va, ça va », dit-il.
« Je devrais peut-être me laisser glisser par la chaîne? », demanda Aizalyasni.
« Non! Les maillons vont te blesser. Ce n’est pas une corde… Accroche-toi avec les pieds, puis descends une main à la fois… » Fais ce que je dis, pas ce que j’ai fait, bref.
Hésitante, l’expression perplexe, elle se mit à plat ventre sur le rebord où la chaine plongeait dans le trou. Elle se laissa glisser, les semelles de ses bottes pressées contre la chaîne.
Comme Timothée, elle fut emportée par son poids lorsque ses genoux quittèrent le rez-de chaussée. Elle poussa un cri en étreignant la chaîne de toutes ses forces. Elle se retrouva à osciller comme un pendule dans le vide, paniquée.
« Je suis là! Je suis là! », dit Tim en attrapant le bas de la chaîne. Il agrippa Aizalyasni par les hanches à bout de bras, ce qui finit de la stabiliser. « Laisse-toi tomber, lentem… ouff! »
Elle dégringola sur Timothée, et les deux basculèrent sur la voie dallée.
Ils se redressèrent, blessés seulement dans leur orgueil. Ils levèrent les yeux vers l’étage supérieur en s’époussetant. Aizalyasni dit ce que Timothée pensait, au moment même où la réalisation s’imposa. « Je ne serai pas capable de remonter toute seule. Même avec la chaîne. 
— Moi non plus. On a bien fait de prévenir Djo… Hey! Qu’est-ce que c’est, ça? »
Le regard de Tim s’était posé là où Aizalyasni était atterrie. Des traces de main étaient clairement imprimées dans le dallage, chacune creusée de quelques centimètres. Tout aussi intriguée que lui, Aizalyasni aligna ses mains avec les empreintes. Elles étaient identiques.
Elle toucha la dalle du doigt; celle-ci s’enfonça à son contact sans résister, comme si elle eut été faite de beurre mou. Quand Tim appuya sur le plancher, il le trouva pour sa part aussi solide que n’importe quel autre. « Étrange. Très étrange. Essaie sur le mur, pour voir. »
Le résultat fut pareil : le doigt d’Aizalyasni laissa son empreinte sur le mur tandis que celui de Tim n’eut aucun effet. « Oui, très étrange », dit-elle à son tour. « Autant garder mes bottes et mes bas », ajouta-t-elle. « Qu’est-ce qu’on fait, maintenant?
— On va par là », dit Tim en choisissant un côté au hasard.
Aizalyasni acquiesça. Elle traça une flèche sur le mur qui pointait dans la direction qu’ils avaient choisi. Elle est brillante, reconnut Timothée. Les émotions complexes qu’il ressentait envers elle poignirent à nouveau. Il l’admirait pour toutes ses qualités, certes – son sex-appeal n’était pas la moindre, il fallait l’admettre – mais il la jalousait aussi. Il aurait voulu avoir son talent… Il aurait voulu être celui que Madame avait reconnu comme naturel. Dans son esprit, il n’y avait aucun doute : c’était la raison pour laquelle les murs et le plancher étaient malléables pour elle et immuables pour lui.
Il ravala ses susceptibilités et ils se mirent en marche, côte à côte, dans la direction qu’il avait choisie.

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