Timothée trouva un Djo excédé,
entouré de gens déterminés à entrer au Terminus, qui voyaient peut-être
l’annulation des oraisons et la fermeture des portes comme un test de leur foi.
Ils s’étaient regroupés en cercles à quelques mètres de la porte, autour de
feux de détritus. Lorsqu’ils virent Timothée sortir du Terminus, ils se
dressèrent comme des chiens de prairie à l’affût.
« Je descend dans le trou avec
Aizalyasni », murmura-t-il à l’oreille de Djo. Son absence de réaction
laissait penser qu’il aurait pu aller se pendre, Djo n’en avait cure.
« Quand est-ce que Mike pis Rem
vont revenir? », demanda-t-il.
« Tu le sais mieux que
moi », répondit Timothée.
« Je suis ici depuis quatre
heure ce matin pis j’ai envie de chier!
— Je peux t’amener un seau. Après,
les gens vont te laisser tranquille, c’est garanti.
— Ha ha ha. T’as-tu pensé donner des
shows d’humour?
— Vas-y, je tiens le camp. Cinq
minutes. »
Son visage s’illumina. Il détala à
toute vitesse vers les toilettes.
Beaucoup de gens sur la grande place
scrutèrent Timothée, avides de comprendre pourquoi le Terminus était fermé
aujourd’hui encore, de savoir si les bruits qui couraient étaient vrais...
Chaque fois que Timothée croisa un regard insistant, il répondit à la question
muette par un non de la tête. Non, vous
ne pouvez pas entrer. Non, il n’y a pas d’oraison aujourd’hui. Non, nous
n’avons rien pour vous nourrir. Non, nous ne pouvons pas répondre à vos
questions.
C’est un Djo transformé qui revint
une dizaine de minutes plus tard, soulagé et empestant la fumée de cannabis. Il
reprit son poste. Tim le regarda dans le blanc des yeux – ou plutôt, le rouge. « Tu
vas le dire à Mike ou à Martin que nous sommes dans le trou?
— Ouais, ouais. »
Il retourna à l’intérieur. Il trouva
Aizalyasni les bras croisés, tapant du pied. « C’était long…
— J’ai dû gérer une affaire de
merde », dit Timothée. « Bon, comment on descend?
— J’ai trouvé une bonne longueur de
chaîne », répondit-elle. « On pourrait l’attacher là-dessus... »
Elle pointa une sorte de piton fiché dans le plancher. À quel usage avait-il
été placé là? C’était impossible de le dire. Il y en avait d’autres ici et là
dans les pièces condamnées du Terminus, mais celui-ci était le plus proche du
trou.
« J’ai un mousqueton sur mon
sac à dos », dit Timothée. Il alla le chercher; il fallut jouer de minutie
pour faire entrer à la fois la chaîne et l’œillet, mais il réussit à tout
emboîter.
« C’est supposé tenir?
— C’est fait pour ça »,
répondit-il. Il ne l’avait jamais testé, sinon pour accrocher une gourde à son
sac. Il tira sur la chaîne de toutes ses forces. Elle tint bon; le piton
semblait solidement ancré dans le béton. Satisfait, il descendit la chaîne dans
le trou. Son extrémité balançait à un mètre du sol en-dessous.
Aizalyasni et Timothée échangèrent
un regard. « Je vais y aller en premier », dit-il.
Il se rassit au bord du trou et
lentement, prudemment, s’avança, jusqu’à ce que son centre de gravité balance
dans le vide. « Attention! », s’exclama Aizalyasni, trop tard.
Il se retint autant qu’il le put sur
la chaîne, mais son poids gagna sur sa poigne. Il tomba plus qu’il ne glissa
jusqu’en bas. Un éclair de douleur foudroya sa cheville droite. Il conserva son
équilibre de justesse en sautillant sur le dallage irrégulier. « Ça va, ça
va », dit-il.
« Je devrais peut-être me
laisser glisser par la chaîne? », demanda Aizalyasni.
« Non! Les maillons vont te
blesser. Ce n’est pas une corde… Accroche-toi avec les pieds, puis descends une
main à la fois… » Fais ce que je
dis, pas ce que j’ai fait, bref.
Hésitante, l’expression perplexe,
elle se mit à plat ventre sur le rebord où la chaine plongeait dans le trou.
Elle se laissa glisser, les semelles de ses bottes pressées contre la chaîne.
Comme Timothée, elle fut emportée
par son poids lorsque ses genoux quittèrent le rez-de chaussée. Elle poussa un
cri en étreignant la chaîne de toutes ses forces. Elle se retrouva à osciller
comme un pendule dans le vide, paniquée.
« Je suis là! Je suis
là! », dit Tim en attrapant le bas de la chaîne. Il agrippa Aizalyasni par
les hanches à bout de bras, ce qui finit de la stabiliser. « Laisse-toi
tomber, lentem… ouff! »
Elle dégringola sur Timothée, et les
deux basculèrent sur la voie dallée.
Ils se redressèrent, blessés
seulement dans leur orgueil. Ils levèrent les yeux vers l’étage supérieur en
s’époussetant. Aizalyasni dit ce que Timothée pensait, au moment même où la
réalisation s’imposa. « Je ne serai pas capable de remonter toute seule.
Même avec la chaîne.
— Moi non plus. On a bien fait
de prévenir Djo… Hey! Qu’est-ce que c’est, ça? »
Le regard de Tim s’était posé là où
Aizalyasni était atterrie. Des traces de main étaient clairement imprimées dans
le dallage, chacune creusée de quelques centimètres. Tout aussi intriguée que
lui, Aizalyasni aligna ses mains avec les empreintes. Elles étaient identiques.
Elle toucha la dalle du doigt;
celle-ci s’enfonça à son contact sans résister, comme si elle eut été faite de
beurre mou. Quand Tim appuya sur le plancher, il le trouva pour sa part aussi
solide que n’importe quel autre. « Étrange. Très étrange. Essaie sur le
mur, pour voir. »
Le résultat fut pareil : le
doigt d’Aizalyasni laissa son empreinte sur le mur tandis que celui de Tim
n’eut aucun effet. « Oui, très étrange », dit-elle à son tour.
« Autant garder mes bottes et mes bas », ajouta-t-elle.
« Qu’est-ce qu’on fait, maintenant?
— On va par là », dit Tim en
choisissant un côté au hasard.
Aizalyasni acquiesça. Elle traça une
flèche sur le mur qui pointait dans la direction qu’ils avaient choisi. Elle est brillante, reconnut Timothée.
Les émotions complexes qu’il ressentait envers elle poignirent à nouveau. Il
l’admirait pour toutes ses qualités, certes – son sex-appeal n’était pas la
moindre, il fallait l’admettre – mais il la jalousait aussi. Il aurait voulu
avoir son talent… Il aurait voulu être celui que Madame avait reconnu comme
naturel. Dans son esprit, il n’y avait aucun doute : c’était la raison
pour laquelle les murs et le plancher étaient malléables pour elle et immuables
pour lui.
Il ravala ses susceptibilités et ils
se mirent en marche, côte à côte, dans la direction qu’il avait choisie.
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