Félicia était tour à tour confiante
en elle-même et appréhensive comme jamais, selon qu’elle progressait ou qu’elle
piétinait dans l’accomplissement du défi de Gordon. Les émotions successives
avaient toutefois un effet commun : l’une comme l’autre la poussaient en
avant, interdisant tout répit. Lorsqu’elle était épuisée, elle n’allait pas se
coucher; elle se disait plutôt : je
dormirai quand tout sera fini, l’anneau au doigt.
C’était au petit matin que Félicia
souffrait le plus de la fatigue accumulée, lorsque son cerveau peinait à
concilier nuit blanche et jour nouveau. Dans ces moments-là, ses paupières se
rebellaient contre sa volonté; elle devait
fermer les yeux pendant quelques minutes. Il n’était pas rare qu’elle les
rouvre des heures plus tard, ravigotée mais encore plus près de l’échéance.
Trois semaines, c’était peu pour faire tant…
Ce jour-là, elle fut réveillée par
des coups frappés à sa porte. Elle ouvrit les yeux, confuse. Elle était couchée
en boule, à même le sol de son atelier. Elle comprit qu’elle avait dû
s’écrouler d’épuisement. Elle ne se souvenait pas du tout des circonstances de
son assoupissement. Elle hésita. Devait-elle aller répondre? Non seulement
était-elle courbaturée et mal lavée, toute visite risquait de lui faire perdre
encore plus de temps.
On frappa à nouveau. Elle décida
que, vu qu’elle avait coupé tout contact avec le monde depuis des jours, elle
ne pouvait risquer que cette visite soit liée à une urgence ou quelque affaire
d’importance. Elle s’étira et descendit pendant que le visiteur frappait à
nouveau.
Elle sursauta en reconnaissant la
silhouette d’Édouard Gauss, le nez collé à la fenêtre givrée de la grande
porte. C’était trop tard pour reculer : il la saluait… il l’avait donc vue.
Elle n’eut d’autre choix que lui ouvrir.
Elle aurait donné une grosse partie
de ses millions pour qu’il ne la voie jamais ainsi négligée, mais elle fut
surprise de découvrir derrière la porte un Édouard dans un état similaire. Ses
cheveux étaient gras, sa mine, pâlotte; il était cerné et ses vêtements étaient
tout poussiéreux. Mais surtout, ses yeux n’avaient rien de son regard posé et
allumé; elle entrevoyait plutôt une fièvre et une fatigue qui reflétaient les
siennes.
« Édouard? Qu’est-ce qui se
passe?
— Faut que je parle à
quelqu’un », dit-il en dépassant Félicia sans attendre d’être invité.
Elle ferma la porte en portant
discrètement le nez à son aisselle. Elle réprima une grimace et décida que, quoiqu’Édouard
veuille, elle allait veiller à le garder à quelques mètres d’elle. « J’allais
prendre une douche… », lança-t-elle pendant qu’Édouard enlevait ses
bottes. Elle nota alors que sa veste d’hiver de son visiteur était déchirée de
l’épaule à la hanche. « Qu’est-ce qui est arrivé à ton manteau?
— J’ai vraiment besoin de parler à
quelqu’un », répéta-t-il. « J’ai déchiré mon manteau en escaladant une
clôture. J’espérais que Gordon… » Il s’interrompit, les yeux écarquillé, la
main sur la bouche, comme pour retenir – trop tard – le nom qu’il venait de
prononcer.
« Tu vois Gordon? Est-ce
qu’Avramopoulos le sait? »
Édouard demeura figé comme une
statue.
« Ne t’en fais pas. Je suis
avec Gordon. Et surtout, je ne dois rien à Avramopoulos. »
Il se détendit. « Bref, je n’ai
pas pu parler à personne, alors je suis venu frapper à ta porte. Je m’excuse si
je te dérange…
— Tant qu’à être ici, autant me dire
ce que tu as à dire. Mais fais ça vite, j’ai beaucoup de travail… » Elle
lui fit signe de passer au salon.
Il raconta l’épisode étrange qu’il
avait vécu durant sa méditation du matin. Félicia l’écouta, les sourcils
froncés, de plus en plus renfrognée. Dans un premier temps, elle demeura
sceptique, mais lorsqu’il lui présenta le dessin qu’il avait réalisé, tous ses
doutes furent dissipés.
Édouard conclut son récit en
demandant : « qu’est-ce que ce point lumineux? D’où venaient ces
informations si précises?
— C’est ce qu’on appelle un procédé
émergeant », répondit Félicia d’un ton qu’elle voulait neutre, mais qui
s’avéra plutôt cassant. « C’est comme ça qu’on découvre ou qu’on développe
de nouveaux procédés.
— Comment se fait-il que personne ne
m’en ait parlé?
— Premièrement, parce que
l’expérience montre que lorsqu’un novice cherche activement à susciter ce genre
d’émergence, cela nuit à l’approfondissement de son acuité. C’est
contre-productif d’en parler avant le temps.
— Hmm. Et deuxièmement?
— Parce que la plupart des
praticiens vivent leur première émergence après quatre ou cinq ans de pratique sérieuse.
— Mais cela fait moins d’un an que
j’ai commencé!
— Je sais! », s’exclama-t-elle. « C’était moi qui avais le
record! Et de loin! »
Édouard se leva. « Je ne te
dérangerai pas plus longtemps », dit-il en rattachant son manteau. « En
tout cas, merci d’avoir pris le temps de répondre à mes questions. C’était
désorientant comme expérience… Et tu es la seule à qui j’ai réussi à
parler… »
Elle ne répondit pas; elle resta
plutôt enfoncée dans son fauteuil, les bras croisés. Elle était bien consciente
que c’était enfantin de bouder, qu’elle aurait plutôt dû se réjouir qu’Édouard
progresse si bien… Mais elle était trop irritée pour changer le cap.
Elle laissa peser le silence
malaisé. Lorsqu’il lui dit au revoir, elle demeura muette. Après qu’il eut
refermé la porte, elle retourna au travail, aux prises avec une désagréable
sensation de vide intérieur.
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