dimanche 27 avril 2014

Le Noeud Gordien, épisode 317 : Retraite

Les jours de William Szasz se suivaient en se ressemblant.
Il travaillait sept jours sur sept à l’administration du chapelet de ses petites entreprises, toutes rattachées à l’industrie de la chair – salon de massage, bar de danseuses, agence d’escorte, studio de production porno… Chacune d’entre elle se trouvait à la lisière de la légalité, dans cette zone grise que même les plus puritains se résolvent à considérer comme un mal nécessaire. Chacune puisait dans les autres sa matière première; il n’était pas rare qu’une fille commence à danser, avant de devenir porn star le temps de quelques films, puis de se convertir en escorte… Pour d’autres, c’était la trajectoire inverse.
Szasz côtoyait cette sexualité marchande sans jamais en être stimulé, à une exception près : il continuait à présider aux auditions pour tous les créneaux. Et encore, seules celles mettant en vedette les filles tout juste majeures lui causaient quelque émoi. Celles-là, il les prenait personnellement en main, en s’arrogeant des privilèges offerts par son statut d’employeur. Mais rares étaient les filles qui voulaient célébrer leur majorité en vendant leur cul. La plupart des prostituées de dix-huit ans étaient dans les griffes des gangs de rue depuis des années déjà, ces proxénètes qui ne reculaient devant rien pour transformer la jeunesse en billets.
Il égrenait donc les jours dans un confort que d’aucuns auraient trouvé respectable pour un homme comme lui. Mais pour Szasz, qui s’était élevé au rang de numéro deux de l’organisation criminelle la plus puissante sur le continent, cette retraite lui semblait plus une déchéance qu’un aboutissement.
Il quittait généralement son bureau autour de neuf heures le soir. Il n’avait plus rien à faire à la maison maintenant qu’il n’avait plus les moyens de se payer deux ou trois nymphettes en résidence; il se claquait donc quelques cocktails à haute teneur en vodka en écoutant le journal télévisé, puis il allait se coucher jusqu’au jour suivant.
Ce lundi comme les autres aurait dû se finir comme les autres. Gen était à la réception; il savait que sa boîte était entre bonnes mains. Elle n’était jamais en retard, elle buvait moins que la moyenne, et elle cachait mieux que quiconque l’effet des drogues qu’elle consommait – de l’Orgasmik, surtout. Elle lui sourit lorsqu’il passa devant elle; Szasz lui souhaita bonne soirée avant de s’engager dans la froideur de la nuit.
Il eut à peine le temps de refermer la porte avant d’être accosté par deux hommes très baraqués, chacun arrivant de son côté.
« Tu viens avec nous », dit l’un d’eux sur un ton qui ne permettait pas la discussion. L’autre lui mis la main sur l’épaule et le dirigea en avant.
Ils le conduisirent jusqu’à un VUS noir stationné plus loin sur la 9e Avenue. Celui qui avait parlé lui ouvrit la porte pendant que l’autre contournait le véhicule. Il n’eut pas d’autre choix que de prendre place. Il se retrouva pris en sandwich entre les deux gorilles. Le conducteur – coulé dans le même moule que les deux autres – mit la voiture en marche.
C’est comme ça que ça finit, se dit Szasz en regardant son salon de massage disparaître derrière la voiture. Il avait survécu à toutes ces années de crime et d’intrigues pour finir dans cette simili-retraite banale; sa seule consolation avait été qu’il était assez insignifiant pour que les ambitieux le laissent tranquille. Il s’était trompé…
Face à sa fin imminente, il fut surpris de ressentir si peu, surtout de la résignation face à ce qui lui apparaissait inévitable, mais aussi une part d’amertume en regard de sa propre existence. Il n’avait pas envie de demander où ils allaient, encore moins de supplier qu’on le laisse partir. Il n’avait même pas envie de savoir qui avait financé sa disparition, ou quel bénéfice ce commanditaire espérait retirer. Il se contenta de regarder la ville défiler à travers les fenêtres teintées, avec pour seul espoir que la mort vienne vite et sans douleur.
Beaucoup d’assassins exécutaient leur cible par surprise, dans la rue; comme il vivait encore, Szasz s’attendait à ce que la voiture se dirige vers un recoin désaffecté de La Cité – un hangar du port, un chantier de l’Est, le Centre-Sud… –, question de ne laisser aucune trace. Il ne fut pas peu surpris de constater qu’ils se dirigeaient plutôt au cœur du Centre. La voiture traversa le quartier chaud, où les néons des boîtes de nuit jouaient du coude pour attirer les fêtards… À cette heure un lundi de janvier, les rues restaient désertes. La voiture contourna les clubs et s’engagea dans une ruelle. Elle s’immobilisa en arrière d’une boîte de nuit.
Les gorilles descendirent de la voiture. Intrigué, il sortit à son tour. Les deux hommes guidèrent Szasz jusqu’à l’entrée pendant que leur collègue repartait avec la voiture. L’un des deux déverrouilla la porte et l’invita à entrer.
Szasz se laissa guider jusqu’à l’étage supérieur. En haut des marches, une plaque indiquait Salon privé au-dessus d’un logo stylisé qui épelait DEN. Le même gorille lui ouvrit une fois de plus la porte, mais cette fois, on le laissa entrer seul.
Deux personnes l’attendaient de l’autre côté. « Mélanie Tremblay », dit-il en reconnaissant la première. Elle était adossée à une banquette, cocktail coloré à la main. Un homme au look métrosexuel – probablement un homosexuel, pensa Szasz – l’accompagnait.
« Will. Tu connais mon associé, Eric Henriquez?
— J’ai entendu parler de toi. ‘Parait que tu avais de l’Orgasmik avant tout le monde. »
Henriquez ricana nerveusement. « Tu veux quelque chose à boire? », offrit Mélanie.
« Je prendrais une bière. » Henriquez bondit plus qu’il ne marcha jusqu’au bar. Szasz prit place devant la jeune femme. « Si tu voulais me parler, tu n’avais qu’à prendre rendez-vous. Pas besoin d’envoyer tes goons
— Dans le temps, tu n’avais pas tendance à me prendre très au sérieux… La prochaine fois, je téléphonerai. » Elle toussota. « Tu as peut-être entendu dire que j’ai pris un rôle plus… actif dans les affaires depuis la mort de M. Lytvyn.
— Je l’ai entendu dire. Je pensais que c’était de la bullshit. Toi? Te salir les mains?
— C’est pourtant vrai. Mais j’ai un problème…
— Fais attention : je suis très émotif. Tu ne vas pas me faire pleurer, j’espère? »
Henriquez déposa sur la table un grand verre d’une bière plus foncée que celles auxquelles Szasz était habitué. « Jean Smith est disparu depuis une semaine.
— Il est en vacances?
— Tu sais bien que non. Smith est précis comme une horloge. Je me serais déjà inquiétée s’il avait manqué une seule de ses rencontres, mais là… C’est comme s’il s’était volatilisé. Je dois présumer qu’il lui est arrivé quelque chose. 
— Ça y est, je vais pleurer », dit-il, le visage on ne peut plus stoïque. « Je vais te le redemander : qu’est-ce que tu me veux, Mel? 
—Je sais que tu as été écarté après la mort de M. Lytvyn. Ce n’était pas ma décision. Moi-même, je pensais me retirer du Conseil…
— On dirait que c’est le contraire qui s’est produit. »
Tremblay haussa les épaules. « J’ai le doigt dans l’engrenage, maintenant. Alors : allons droit au but.
— Mieux vaut tard que jamais…
— Je peux faire des miracles dans mon domaine, mais la gestion au jour le jour, et, surtout, tout ce qui touche à la rue… Disons que ce n’est pas ma spécialité. » Elle fit une pause; Szasz se contenta de la scruter, les bras croisés sur son ventre, aussi immobile qu’une statue. « Je t’ai fait venir pour te proposer une nouvelle alliance », dit-elle. « Le Conseil Central fonctionnait parce que nous avions des talents et des… intérêts complémentaires, tout en travaillant dans une direction commune. Derrière un leadership fort.
— Ma p’tite fille, si tu penses pouvoir chausser les souliers de Lev Lytvyn, tu…
— Non », glissa-t-elle pour l’interrompre. « Pas moi. Toi. C’est à toi que je pensais. »
Szasz resta pantois. « Ouais, ben, juste toi et moi, on ne sera pas un Conseil du tonnerre…
— C’est pourquoi il faut d’abord lier des alliances. Je pense que je peux parler à M. Fusco. Il a toujours été en faveur d’une certaine stabilité, tant que nous respectons ses conditions… M. Smith et moi avions aussi discuté d’une liste de candidats prometteurs, des anciens qui travaillaient avec Goudreault ou Batakovic… »
Szasz était déjà plongé dans mille et une spéculations quant aux partenaires qu’il pouvait rallier à son étendard, aux contacts et aux faveurs qu’il pouvait mettre à profit pour relancer l’organisation Lytvyn et, avec un peu de chance et beaucoup de guts, la ramener à sa gloire perdue…
Mélanie devina ce qui se passait dans sa tête. « Tu es intéressé », affirma-t-elle.
« You bet », répondit Szasz. « J’ai essayé la retraite paisible. C’est pas du tout pour moi! » 

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