La carrière d’Édouard avait été
émaillée de périodes à haut degré de fatigue et d’anxiété, pendant qu’il
s’efforçait de transformer des pistes en dossiers, des dossiers en enquêtes,
des enquêtes en reportages. Mais il n’avait jamais été aussi épuisé ou tendu
qu’en ce moment.
Même sa première vague de travail
forcené n’avait pas été si pénible. La poudre brune lui avait permis de modérer
ses épisodes compulsifs et s’offrir de véritables repos. Ces oasis de détente
lui étaient maintenant interdits; la voix de la compulsion, de plus en plus
insistante, l’obligeait à rembourser – avec intérêt – toutes les distractions des
dernières semaines. Il travaillait jusqu’à l’épuisement, s’écroulait, puis
recommençait au réveil.
Contrairement à son séjour chez les
Sutton, Alexandre ne veillait pas à son approvisionnement. Il eut tôt fait de
boulotter tout ce qui se trouvait dans son appartement, jusqu’à la dernière
conserve, puis en mangeant à la cuiller les condiments qui restaient dans son
réfrigérateur.
Après sa première journée sans
manger, il se réveilla le ventre creux, conscient qu’il devait mettre à profit
ces quelques minutes bénies où la compulsion dormait encore. Il courut au
dépanneur du coin et agrippa tout ce qui lui passa sous la main – chips,
chocolat, viandes séchées, pains, muffins, céréales sèches… Il laissa de côté
tout ce qui nécessitait quelque préparation, sachant que même un mélange à
gâteau instantané serait trop difficile à réaliser. Il put ainsi continuer à
surfer son impulsion maniaque sans craindre l’inanition.
Durant ces jours-là, l’épuisement le
rendit si misérable qu’il se retrouva prostré sur son plancher à pleurer comme
un gamin, impuissant à changer son état, mais incapable de le supporter encore
longtemps. Deux ou trois fois par jour, lorsque ces crises le frappaient, il
pensait céder, ramper jusqu’à Avramopoulos et le supplier de lui laisser
prendre l’antidote. Paradoxalement, chaque fois, la compulsion l’empêchait de
mettre fin à la compulsion. Lorsque les sanglots ralentissaient, lorsque la
flambée s’éteignait, il se relevait en disant : « Assez de temps
perdu! Au boulot! » Et il n’y repensait plus jusqu’à la crise suivante…
Après plusieurs jours à vivre dans
cette misère, un texto vint déranger son travail.
Il provenait d’un numéro inconnu et
ne contenait qu’un seul mot : miroir.
Il resta interloqué un instant avant de comprendre et de courir jusqu’à la
salle de bain.
Le miroir de la pharmacie ne
reflétait pas son appartement, mais montrait plutôt l’image de Gordon. Celui-ci
fronça les sourcils en apercevant Édouard. « Tu as l’air très mal en
point…
— Vraiment? », répondit-il,
sarcastique.
« Je m’excuse de ne pas avoir
donné suite à tes messages plus tôt. Les choses bougent beaucoup dans La Cité
en ce moment…
— Les explosions de lumière dans le
Centre-Sud, c’était vous, n’est-ce pas? » Gordon demeura stoïque.
« Je m’en doutais », conclut Édouard. « Gordon, je n’en peux
plus, je vais craquer. Dis-moi que tu as trouvé une nouvelle recette, une
nouvelle formule…
— Je n’ai pas eu la chance de me
pencher là-dessus », avoua le Maître. « J’en suis désolé. Il est
peut-être temps que tu demandes l’antidote à Avramopoulos… » Édouard
soupira, au bord des larmes. « Je suis désolé », répéta Gordon.
« Y a-t-il autre chose?
— Oui », dit Édouard en
fouillant dans sa poche arrière. « En fait, c’était pour ça que je voulais
te parler… » Il lui montra le diagramme qu’il avait tracé suite à son
inspiration soudaine.
Gordon resta pantois. « C’est
toi qui a dessiné cela?
— Oui.
— Incroyable!
— Quoi?
— C’est un procédé émergeant. Je ne
m’attendais pas à ce que tu en produises un si tôt… je sais que tu as souffert
pour en arriver là, mais les résultats sont phénoménaux.
— Ah bon », dit Édouard en
jouant l’innocence. « Une sorte de formule magique?
« Oui.
— Une formule pour faire quoi?
— Avant toute chose : brûle ce papier immédiatement.
— Quoi? Pourquoi?
— Il ne faut jamais laisser de
traces écrites de nos procédés. Jamais.
— Mais…
— Tu n’as pas besoin du papier, je
t’assure. Redessine-le et tu vas voir… »
Avec son doigt, Édouard traça les
deux cercles concentriques sur la surface du miroir. Il n’eut pas besoin
d’aller plus loin pour être convaincu que Gordon disait vrai. Malgré la
complexité du diagramme et les multiples nuances des éléments qu’il avait dû
décrire plutôt que dessiner, il en gardait un souvenir parfait. Le procédé
émergeant avait la précision et la persistance d’un tatouage mental.
« D’accord. Je ne laisserai pas
de trace », mentit Édouard. Il n’avait pas encore décidé s’il allait montrer
le diagramme à Alexandre ou non – Édouard voulait partager tous ses secrets,
mais Félicia avait laissé entendre que cela pouvait retarder la progression d’Alexandre…
Dans un cas comme dans l’autre, il avait déjà décidé qu’il ne le détruirait
pas. « Donc, ce procédé… Quelle est son utilité?
Gordon sourit. « Ton esprit t’a
montré le chemin vers ce que tu désires le plus. » Édouard retint son
souffle. « Tu as trouvé une bonne piste pour briser la compulsion… »
Le cœur d’Édouard bondit.
« Comment je fais? »
Gordon éclata de rire. « Si tu voyais
comment ton visage a changé d’un coup! Rejoins-moi à mon laboratoire
souterrain. Je te montrerai. »
Gordon n’avait pas fini sa phrase
qu’Édouard s’élançait vers son manteau.
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