dimanche 4 mai 2014

Le Nœud Gordien, épisode 318 : Émergence, 3e partie

La carrière d’Édouard avait été émaillée de périodes à haut degré de fatigue et d’anxiété, pendant qu’il s’efforçait de transformer des pistes en dossiers, des dossiers en enquêtes, des enquêtes en reportages. Mais il n’avait jamais été aussi épuisé ou tendu qu’en ce moment.
Même sa première vague de travail forcené n’avait pas été si pénible. La poudre brune lui avait permis de modérer ses épisodes compulsifs et s’offrir de véritables repos. Ces oasis de détente lui étaient maintenant interdits; la voix de la compulsion, de plus en plus insistante, l’obligeait à rembourser – avec intérêt – toutes les distractions des dernières semaines. Il travaillait jusqu’à l’épuisement, s’écroulait, puis recommençait au réveil.
Contrairement à son séjour chez les Sutton, Alexandre ne veillait pas à son approvisionnement. Il eut tôt fait de boulotter tout ce qui se trouvait dans son appartement, jusqu’à la dernière conserve, puis en mangeant à la cuiller les condiments qui restaient dans son réfrigérateur.
Après sa première journée sans manger, il se réveilla le ventre creux, conscient qu’il devait mettre à profit ces quelques minutes bénies où la compulsion dormait encore. Il courut au dépanneur du coin et agrippa tout ce qui lui passa sous la main – chips, chocolat, viandes séchées, pains, muffins, céréales sèches… Il laissa de côté tout ce qui nécessitait quelque préparation, sachant que même un mélange à gâteau instantané serait trop difficile à réaliser. Il put ainsi continuer à surfer son impulsion maniaque sans craindre l’inanition.
Durant ces jours-là, l’épuisement le rendit si misérable qu’il se retrouva prostré sur son plancher à pleurer comme un gamin, impuissant à changer son état, mais incapable de le supporter encore longtemps. Deux ou trois fois par jour, lorsque ces crises le frappaient, il pensait céder, ramper jusqu’à Avramopoulos et le supplier de lui laisser prendre l’antidote. Paradoxalement, chaque fois, la compulsion l’empêchait de mettre fin à la compulsion. Lorsque les sanglots ralentissaient, lorsque la flambée s’éteignait, il se relevait en disant : « Assez de temps perdu! Au boulot! » Et il n’y repensait plus jusqu’à la crise suivante…
Après plusieurs jours à vivre dans cette misère, un texto vint déranger son travail.
Il provenait d’un numéro inconnu et ne contenait qu’un seul mot : miroir. Il resta interloqué un instant avant de comprendre et de courir jusqu’à la salle de bain.
Le miroir de la pharmacie ne reflétait pas son appartement, mais montrait plutôt l’image de Gordon. Celui-ci fronça les sourcils en apercevant Édouard. « Tu as l’air très mal en point…
— Vraiment? », répondit-il, sarcastique.
« Je m’excuse de ne pas avoir donné suite à tes messages plus tôt. Les choses bougent beaucoup dans La Cité en ce moment…
— Les explosions de lumière dans le Centre-Sud, c’était vous, n’est-ce pas? » Gordon demeura stoïque. « Je m’en doutais », conclut Édouard. « Gordon, je n’en peux plus, je vais craquer. Dis-moi que tu as trouvé une nouvelle recette, une nouvelle formule…
— Je n’ai pas eu la chance de me pencher là-dessus », avoua le Maître. « J’en suis désolé. Il est peut-être temps que tu demandes l’antidote à Avramopoulos… » Édouard soupira, au bord des larmes. « Je suis désolé », répéta Gordon. « Y a-t-il autre chose?
— Oui », dit Édouard en fouillant dans sa poche arrière. « En fait, c’était pour ça que je voulais te parler… » Il lui montra le diagramme qu’il avait tracé suite à son inspiration soudaine.
Gordon resta pantois. « C’est toi qui a dessiné cela?
— Oui.
— Incroyable!
— Quoi?
— C’est un procédé émergeant. Je ne m’attendais pas à ce que tu en produises un si tôt… je sais que tu as souffert pour en arriver là, mais les résultats sont phénoménaux.
— Ah bon », dit Édouard en jouant l’innocence. « Une sorte de formule magique?
« Oui.
— Une formule pour faire quoi?
— Avant toute chose : brûle ce papier immédiatement.
— Quoi? Pourquoi?
— Il ne faut jamais laisser de traces écrites de nos procédés. Jamais.
— Mais…
— Tu n’as pas besoin du papier, je t’assure. Redessine-le et tu vas voir… »
Avec son doigt, Édouard traça les deux cercles concentriques sur la surface du miroir. Il n’eut pas besoin d’aller plus loin pour être convaincu que Gordon disait vrai. Malgré la complexité du diagramme et les multiples nuances des éléments qu’il avait dû décrire plutôt que dessiner, il en gardait un souvenir parfait. Le procédé émergeant avait la précision et la persistance d’un tatouage mental.
« D’accord. Je ne laisserai pas de trace », mentit Édouard. Il n’avait pas encore décidé s’il allait montrer le diagramme à Alexandre ou non – Édouard voulait partager tous ses secrets, mais Félicia avait laissé entendre que cela pouvait retarder la progression d’Alexandre… Dans un cas comme dans l’autre, il avait déjà décidé qu’il ne le détruirait pas. « Donc, ce procédé… Quelle est son utilité?
Gordon sourit. « Ton esprit t’a montré le chemin vers ce que tu désires le plus. » Édouard retint son souffle. « Tu as trouvé une bonne piste pour briser la compulsion… »
Le cœur d’Édouard bondit. « Comment je fais? »
Gordon éclata de rire. « Si tu voyais comment ton visage a changé d’un coup! Rejoins-moi à mon laboratoire souterrain. Je te montrerai. »
Gordon n’avait pas fini sa phrase qu’Édouard s’élançait vers son manteau.

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