Olson descendit à la salle de
conférence à sept heures tapant. Les Maîtres étaient assis autour d’une grande
table ovale aux sections mal emboîtées qui trônait au milieu de la pièce couverte
d’un tapis gris et ras; un projecteur (sans ordinateur) traînait sur un chariot
dans un coin, à la disposition des conférenciers; un plateau de viennoiseries,
du café, du jus d’orange et de l’eau avaient été disposés juste à côté.
Bref, la pièce était à l’image du
reste de l’hôtel, une ode à l’interchangeable et au standard.
Il prit place au milieu de la table,
saluant ceux qui s’y trouvaient déjà. Avramopoulos entra tout juste après, le
dernier à arriver. « Bon, bon, je sais, c’est un peu crade », dit Avramopoulos
en déposant un porte-document sur la table. « Mais les meilleurs hôtels
sont dans la zone… problématique.
— Je suis certain que tu as fait de
ton mieux », répondit Latour, ironique. À voir ses yeux cernés, Olson
devinait que le décalage horaire lui avait ravi le sommeil dont il avait tant
besoin.
Avramopoulos fit à Latour un sourire
des plus forcés. Il allait parler, mais Olson le coupa. « Peu importe le
prix des chambres ou la qualité de la moquette. Nous sommes ici pour résoudre
un problème. Nous ferions mieux d’y travailler. »
Tous les regards se tournèrent vers
lui. Il soutint le regard des autres Maîtres sans ciller.
Ce n’était pas la première fois
qu’ils lui reprochaient – explicitement ou non – ses manières brusques. Il
était le seul des Seize d’origine américaine; les Européens voyaient son
pragmatisme et son dédain des non-dits comme la preuve la plus concrète de son origine.
Pour sa part, c’était avant tout une question de simple bon sens. Les autres se
croyaient plein de subtilités avec leurs allusions et leurs agendas secrets…
Aux yeux d’Olson, ces enfantillages n’étaient au final qu’une tentative de
dissimuler leur médiocrité.
Avramopoulos était toujours plus
soucieux d’affirmer son pouvoir que de le cultiver.
Gordon était un mollasson, un
débonnaire, quoique plutôt doué pour la Joute.
Van Haecht était prisonnier du
siècle dernier, incapable de même percevoir le monde moderne et ses avantages. Le
fait qu’on ne l’ait pas attendu pour cette réunion témoignait du peu de respect
qu’il inspirait.
Mandeville restait une étudiante
malgré ses lauriers; elle justifiait son insécurité en faisant croire qu’elle
agissait avec prudence.
Eichelberger était le Maître qui
avait initié Olson. Celui-là, il l’avait admiré… Jusqu’à ce qu’il l’ait dépassé
en toutes choses.
Kuhn et Paicheler n’avaient pas été
bien mieux. Il ne restait que Latour qui soit, à ses yeux, digne de respect,
bien qu’il ne fût pas toujours exempt des aveuglements des autres.
Olson n’avait accompli le Grand
Œuvre qu’une dizaine d’années auparavant; il se voyait comme l’avant-garde
d’une nouvelle culture, des nouveaux Maîtres qui sauraient s’éloigner de ces
traditions étriquées que les autres adoptaient comme allant de soi. La
génération montante s’avérait prometteuse. Polkinghorne – avec qui il avait
travaillé plusieurs années –, mieux que quiconque, avait compris et intégré les
innovations développées par Olson. Il avait été attristé d’apprendre la
disparition d’Espinosa; c’était un autre adepte de qualité, qu’il avait eu la
chance de côtoyer à La Plata. Isaac Stengers, le bras droit de Latour, irait
loin, il en était convaincu. Il y avait bien entendu sa chère Pénélope qui se
trouvait dans une catégorie à part… et Félicia Lytvyn, dont la progression
météorique revenait sans cesse dans les conversations depuis quelque temps.
Celle-là, il avait bien hâte de la rencontrer.
« Où en est l’expansion du
Cercle? », demanda Mandeville pour dissiper le silence malaisé.
Avramopoulos ouvrit sa mallette et
en tira une grande carte de la région de La Cité qu’il déploya au centre de la
table. À l’aide d’un crayon marqueur, il traça un cercle au centre de la carte.
« Voici la zone radiesthésique ouverte par Harré.
— Le diamètre correspond aux autres
zones auxquelles nous sommes habitués », précisa Gordon.
« Et voici la zone
actuelle. » Olson fut surpris de découvrir que le diamètre avait plus que
doublé, ce qui correspondait à quatre fois la surface d’origine. Mandeville pâlit;
malgré sa fréquentation de La Cité au cours de la dernière année, elle n’avait
pas soupçonné une telle expansion.
Latour demeura pensif, les lèvres
pincées. « C’est tout-à-fait phénoménal », dit-il après un moment.
« A-t-on jamais entendu parler d’une zone fluctuante?
— Ce n’est pas tout », reprit
Avramopoulos, qui semblait tirer un certain plaisir dans l’effet que causaient
ses révélations. « La situation n’est pas qu’une question d’expansion,
mais aussi – peut-être plus important encore – d’intensité. La
concentration d’énergie radiesthésique est telle que mon dernier initié s’est
retrouvé victime d’un contrecoup alors qu’il méditait dans le Cercle.
— Je doute fort qu’un initié, aussi
talentueux soit-il, ait été affecté de quelque manière par l’énergie du
cercle », dit Latour.
« C’est pourtant ce qui est
arrivé. Et il a été initié seulement au printemps.
— Alors là », répondit Latour,
« c’est carrément impossible.
— Il faut revoir nos présomptions de
ce qui est possible ou non », dit Mandeville en époussetant la table avec
sa main. « Gordon me disait que des gens normaux, enfin, des civils, des
non-initiés, qui vivent dans le Cercle sont frappés par des attaques qui
ressemblent en tout point à des contrecoups. » Gordon confirma d’un
mouvement qu’elle disait vrai.
« Alors là, c’est
différent », concéda Latour. « Ton initié a peut-être été frappé au
même titre que ces pauvres gens…
— Ce qui nous ramène au cœur du
problème », lança Olson. « Et à la nécessité de le résoudre. »
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