Gordon et Avramopoulos se tenaient
accoudés sur les barrières qui encerclaient l’aire d’arrivée des vols internationaux
de l’aérogare de La Cité. Un monsieur distingué, cravaté, et un jeune homme à l’expression
renfrognée… Personne ne pourrait deviner
que je suis le cadet des deux, pensa Gordon.
Il devinait par mille et un indices
que l’agacement d’Avramopoulos croissait de minute en minute. Sa conduite
trahissait son impatience, certes, mais probablement une inquiétude qui
reflétait celle que Gordon ressentait.
Les Seize – surtout ceux qui
jouaient la Joute – avaient en commun un amour de l’intrigue et une propension
à se mettre le nez dans les affaires des autres. La présence de leurs pairs
dans La Cité leur permettrait peut-être de trouver une solution au problème,
encore mal défini, du cercle radiesthésique croissant à partir du Centre-Sud.
Mais Gordon courait aussi le risque que son jeu, si bien caché jusqu’à présent,
ne soit éventé. C’était un risque qu’il aurait préféré remettre à plus tard…
Après l’atteinte de ses objectifs.
Il remarqua qu’Avramopoulos
pianotait compulsivement la balustrade, perdu dans ses pensées.
« Tu sais, c’était ton idée
d’appeler les autres en renfort…
— Je n’ai rien dit… »
Gordon eut un ricanement méprisant.
Avramopoulos lui lança un regard qui, dans le passé, lui avait souvent cloué le
bec. Celui-ci provenait toutefois des yeux d’un jeunot plutôt que de ceux d’un
vieillard sévère; surtout, il était jeté sur un Maître, et non un novice.
Gordon le soutint avec un sourire arrogant jusqu’à ce qu’Avramopoulos détourne
la tête en grimaçant.
Il fallut encore de longues minutes
avant que l’écran indiquant les arrivées leur montre enfin celle qu’ils
attendaient. La mention En retard du
vol 229 New-York – La Cité fut remplacée par Atterrissage en cours.
« C’est pas trop tôt! »,
explosa Avramopoulos.
Quelques minutes plus tard, les passagers
émergèrent de l’autre côté de la zone à accès restreint. Berthold Latour se
trouvait parmi les premières grappes de voyageurs. Il tirait une valise
roulante, un veston sport beige replié sur son avant-bras. Avec sa chemise
bleue à carreaux, il ressemblait à un touriste en vacances.
Sa posture était lasse et ses traits,
tirés. À la différence de la plupart des Maîtres, Latour s’entêtait à dormir la
nuit; il soutenait que ses rêves lui étaient bien plus utiles que les heures
que ses pairs arrachaient à la journée en se maintenant toujours éveillés. Qu’il
voie les choses ainsi, soit : c’était son affaire. Mais Gordon ne pouvait
s’empêcher de se demander… Pourquoi diable n’utilisait-il pas au moins un truc
pour chasser la fatigue?
Avramopoulos donna un coup de coude
à Gordon. « Regarde, là… »
Gordon remarqua l’homme qui marchait
derrière Latour, grand, baraqué, beau comme une statue de marbre. « Daniel
Olson.
— Tu savais qu’il travaillait avec
Latour?
— Non. Latour est resté… froid
depuis que je l’ai battu à Kiev.
— Et moi, je n’ai pas vu Olson
depuis ma victoire à La Plata.
— Ah! Les vaincus de la Joute
conspirent contre les vainqueurs? » Avramopoulos semblait trouver cette
idée délicieuse. Gordon, lui, ignorait quoi en penser. Les carrousels à bagage
se mirent en marche pendant que les deux Maîtres spéculaient en parallèle.
Les deux arrivants récupérèrent
leurs valises et se dirigèrent vers la sortie. Ce n’est qu’à ce moment que
Latour aperçut son comité d’accueil. Il tendit la main à Gordon d’abord.
« Gordon. » Il se tourna ensuite vers l’autre. « Vous êtes…?
— Tu sais qui je suis »,
répondit Avramopoulos.
« Oui, oui, j’avais entendu
parler de ton… renouveau. C’est absolument prodigieux.
— Voici un secret pour lequel je
paierais trois faveurs », dit Olson pour toute salutation.
« Je me doutais que celui-ci
t’intéresserait beaucoup », répondit Avramopoulos.
« Tu ne te trompais pas. »
Le premier Maître américain était un pionnier dans l’art des modifications
corporelles, comme en témoignait son visage, symétrique et lisse au point de paraître
irréel. Un changement aussi drastique ne pouvait que piquer sa curiosité. « Qui d’autre est arrivé?
— Mandeville est arrivée hier. Van
Haecht refuse toujours de prendre l’avion… Son bateau arrivera dans quelques
jours.
— Il ne manque donc plus
qu’Eichelberger », conclut Latour. « A-t-il donné signe de vie?
— Il n’a jamais accusé réception de
quoi que ce soit », maugréa Avramopoulos. « J’aurais été surpris
qu’il commence aujourd’hui.
— Inutile de l’attendre, alors. Nous
devrions trouver un endroit où parler stratégie plutôt que papoter ici »,
dit Olson d’un ton neutre, sans chaleur mais sans agressivité non plus.
« Bien entendu », dit
Avramopoulos. « Une limousine nous attend. » Le téléphone de Gordon
vibra alors qu’ils se mettaient en marche.
C’était un message texte de Félicia
Lytvyn. Prépare mon anneau, disait-il
en toute simplicité. Gordon empocha son appareil en savourant la bonne nouvelle :
elle avait réussi.
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