dimanche 8 février 2015

Le Nœud Gordien, épisode 356 : Quoi faire à Grandeville, 3e partie

Benoît était déjà animé, il devint fébrile. Il tira de sous son bureau un tube de papier qu’il déroula aux pieds de Félicia. C’était une carte de La Cité qui portait plusieurs marques au crayon feutre. Le site de l’hôtel Hilltown était marqué d’une croix rouge. D’autres croix plus petites étaient agglutinées autour du Centre, mais surtout du Centre-Sud.
« Cet automne, lorsque je suis sorti du pire de ma dépression, je me suis dit que si des détails de l’affaire du Hilltown avait été étouffés, il y en avait peut-être d’autres qui avaient subi le même traitement. Pendant un bout de temps, j’ai cherché sans trouver, puis il y a eu l’affaire des ovnis du Centre-Sud…
Les ovnis? »
Benoît fit un sourire sardonique. « Ça a commencé comme une joke, mais le nom est resté. Ce n’est pas le meilleur choix, j’avoue…
— Mais de quoi tu parles? »
Interloqué, Benoît répondit : « Les lumières dans le ciel… En décembre? Come on! Les images ont fait le tour du pays!
— J’ai beaucoup travaillé ces derniers mois. Et je n’écoute presque jamais la télévision.
— Ouais, d’accord… » Benoît semblait pour le moins dubitatif, présumant encore qu’elle lui cachait quelque chose. Il s’assit devant l’ordinateur. « Tu peux rester dans ton fauteuil. Allume la TV : elle clone mon écran d’ordinateur. »
Il cliqua sur un signet et une page web intitulée Paranormal.biz s’afficha. Quelques clics plus tard, une vidéo démarrait. L’image était instable et peu nette. On pouvait discerner entre deux bâtiments des lumières chatoyantes dans le ciel de La Cité. « T’enregistre? T’enregistre? », disait une voix excitée hors-champ. « Fuck, c’est malade », répondait une autre.
Félicia s’avança au bout de son siège. Le phénomène ressemblait au dôme qui était devenu visible durant le grand rituel, quoiqu’en teintes différentes… Mais en plein jour. Et surtout : visible sans l’état d’acuité.
« C’est passé aux nouvelles?
— Oui, mais dès le lendemain, pouf! Plus rien. Aucune enquête, aucun suivi. On dirait qu’il y a juste les gars du site qui s’y intéressent encore. Et si on a le malheur de poser des questions, on se fait traiter comme des illuminés.
— Très étrange, en effet… Je peux revoir?
— Attend : il y en a d’autres… »
La quantité de vidéos colligées sur ce site était impressionnante. Même si le phénomène avait été de courte durée, il avait été capté de plein de points de vue différents, quoique toujours à une certaine distance. C’était miraculeux que les médias aient lâché le morceau avec tout ce matériel disponible… Comment ai-je pu ignorer cela jusqu’à présent? Le Centre-Sud, c’est le repère de l’anathème. Aucun doute qu’elle a trempé là-dedans...
Félicia jeta un coup d’œil à la date où la vidéo avait été mise en ligne. Son sang glaça dans ses veines. C’était le jour où Gianfranco Espinosa était mort.
« Est-ce que ça va? Tu es devenue toute pâle… 
« Oui… C’est… saisissant. »
Elle cacha son embarras en prenant une longue lampée de bière. « Est-ce que les gars de ton site ont une idée des causes possibles?
— C’est quelque chose de pas catholique, ça c’est certain… L’un d’eux travaille au CHULC, l’hôpital de La Cité… Il dit que le jour des lumières, l’urgence était bondée comme il ne l’avait jamais vue. Des gens malades comme des chiens, qui vomissaient partout… Les médecins étaient démunis. Une chance, pour la plupart, la crise passe en quelques jours, mais plusieurs sont morts. D’autres sont restés dans le coma.
— Et les médias n’en parlent pas.
—Voilà! Les médias n’en parlent pas! Penses ce que tu veux, mais moi, je ne crois pas que tout… ça soit une coïncidence. » La méfiance de Benoît semblait s’être dissipée, peut-être en raison de l’ignorance et de la surprise bien réelles de Félicia face aux vidéos. « J’ai commencé à faire mes propres enquêtes. Attends… » Quelques clics et une nouvelle page s’afficha. Elle montrait l’image d’un homme aux cheveux blancs à l’air serein. « Richard Garst. Il est acupuncteur et professeur de qi gong. » Benoît alla pointer l’un des X sur sa carte. « Le jour des ovnis, il méditait avec sa classe, ici… Il a été frappé par la maladie-mystère. Mais ce n’est pas tout… » Benoît retourna sur Paranormal.biz et trouva une autre image. Il fallut un instant à Félicia pour comprendre ce qu’elle voyait : un plancher de linoléum avec deux concavités en forme de pieds.
« Ses étudiants ont rapporté qu’il s’est mis à briller juste avant qu’il ne s’écroule.
À briller!? Comme une ampoule?
— Quand même pas! Plutôt une sorte d’aura bleutée. Ensuite il s’est mis à vomir violemment. Il était déjà dans le coma lorsque l’ambulance est venue le chercher. Il ne s’est toujours pas réveillé.
Félicia pointa le plancher creusé à l’écran. « Et ça…
— Il se tenait là lorsqu’il s’est mis à luire. C’est moi qui ai pris la photo… Le reste du plancher est bien solide, tu peux me croire… Comment expliquer cela?
— Je n’en ai aucune idée. » La seule hypothèse qui lui venait à l’esprit frôlait l’absurdité. À travers une vie consacrée à la méditation, ce M. Garst avait trouvé par lui-même le chemin vers l’acuité. Sa sensibilité à l’énergie radiesthésique l’avait empoisonné.
« C’est ce que je te disais… Trop de questions, pas assez de réponses. Mais les plus importantes pour moi restent les mêmes… Qu’est-ce que tu faisais au sommet du Hilltown? Qu’est-ce que c’était, ce feu bleu? Qu’est-ce qui s’est passé ce soir-là? » Des larmes vinrent mouiller ses yeux. « Qu’est-ce qui est arrivé à ma femme? »
Félicia se leva. « Écoute, j’ai une grosse journée demain…
— J’ai besoin de savoir!
— Tu veux des réponses, ça ne veut pas dire que je peux t’en donner! »
L’irritation de Benoît se transforma en dépit; il n’insista pas plus. Il reconduisit Félicia jusqu’à la sortie. Les enfants n’avaient pas bougé d’un poil depuis son arrivée.
« Je te rappelle bientôt…
— Ouais, ouais, c’est ça… », dit-il en refermant la porte derrière elle.
Un homme déterminé à faire la lumière sur le monde occulte de La Cité pouvait représenter une menace pour les Seize. Les gens comme lui étaient traités de l’une de deux manières pour le moins différentes. Soit on manipulait les souvenirs et les émotions du curieux pour lui faire lâcher le morceau, ou…
L’histoire tragique de Benoît, mais surtout sa détermination à comprendre avaient touché Félicia. Maintenant qu’elle possédait son bâton et qu’elle avait gagné son anneau, il était peut-être temps qu’elle prenne un premier apprenti…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire