dimanche 16 août 2015

Le Nœud Gordien, épisode 383 : Incomplet

Alors que les initiés se dispersaient après la fin du concile, Gordon fit à Félicia un signe discret mais clair : il faut qu’on se parle. D’un pas lent, il traversa la grande pièce commune et fit mine d’observer en contrebas le boulevard martelé par la pluie. Elle alla le rejoindre.
« La résurrection de Tobin est un succès confirmé. Il y a de quoi être fiers », dit-il d’entrée de jeu.
« Je n’ai pas fait grand-chose… J’ai transporté son impression, c’est tout.
— Ne diminue pas l’importance de ta contribution, Félicia. Il y a deux ans, tout le monde croyait que les impressions n’étaient qu’une faible trace laissée derrière par les victimes de violence. Tu as révolutionné notre façon de voir en démontrant qu’elles n’étaient pas limitées à répéter leurs derniers instants. »
Tu parles. Elle n’avait pas prévu qu’en capturant l’essence de Frank au moment de sa mort, elle enverrait une onde de choc dans cette étrange réalité parallèle que l’acuité rendait visible. Une onde de choc qui avait fait que toutes les impressions s’étaient tournées vers elle.
« Je m’attendais à ce qu’une fois incarné, Tobin se conduise encore comme une impression. Qu’il scrute dans ta direction sans rien faire, ou peut-être qu’il se retrouve coincé à revivre en boucle le moment de sa mort. »
Pour sa part, Félicia n’avait espéré qu’une chose : faire cesser l’agonie qu’elle avait ressentie en communiant avec l’urne.
« Je crois que le temps est venu de mener à terme notre petit projet », dit-il.
« Harré. 
— Combien de temps as-tu besoin pour préparer une nouvelle urne? »
Répliquer le dispositif était mille fois plus facile que le développer pas à pas, mais certaines opérations ne pouvaient pas être raccourcies. C’était l’affaire de dix à douze jours de travail intensif. « Trois semaines, peut-être plus. » Elle en avait marre de courir tout le temps. Elle était prête à donner à Gordon ce qu’il voulait, mais elle avait soif de divertissement… Et un peu de repos ne lui ferait pas de tort non plus.
Gordon la lorgna longuement, son visage marqué par le feu de Saint-Elme impassible. Avait-il détecté la demi-vérité? Après un moment, il hocha la tête.
Félicia était excitée à l’idée de travailler sur le cas Harré, mais elle était aussi morte de trouille…  « Gordon… L’impression de Harré n’est pas comme les autres… Elle ne s’est pas contentée de me regarder, elle m’a fait un clin d’œil. Tu crois que le même dispositif pourra fonctionner?
— Il n’y a pas meilleure façon de le savoir, n’est-ce pas?
— Je dois dire que je ne suis pas complètement à l’aise à l’idée d’infliger à nouveau une douleur continue à quiconque, même à Harré…
— Une fois incarné, Tobin ne s’en est même pas souvenu… Comment peux-tu être certaine que c’était bien sa douleur, et non un effet secondaire de ton contact avec le dispositif? »
L’interprétation était plausible. « Je n’y avais pas pensé… » Elle exhala pour échapper aux tensions qui s’étaient emparées de ses épaules, son dos, sa nuque. La trouille, vraiment. La possibilité de s’entretenir avec le découvreur de la metascharfsinn était trop intéressante pour être ignorée… Mais ils jouaient avec le feu. Harré avait assassiné des Maîtres bien plus puissants qu’elle, pour des raisons encore mal comprises…  
Gordon jeta un regard par-dessus son épaule. Elle se retourna et vit Tobin s’approcher. « Heille, j’ai une question pour vous autres. »
L’expression de Gordon était claire : tu nous déranges, ce n’est pas le moment. Tobin ne la vit pas, ou s’il la vit, il choisit de l’ignorer.
« C’est quoi leur deal, aux trois du Terminus? Pourquoi ils vous font peur de même?
— Ils ne me font pas peur », dit Gordon.
Félicia ne pouvait pas affirmer la même chose. Tobin ne semblait pas convaincu. « En tout cas, ils sont capables de faire des choses… Des choses que vous autres vous ne savez pas comment faire, hein? Comme lire les pensées.
— Ce serait une façon de le dire », répondit Gordon sèchement. « Est-ce tout? »
Tobin croisa les bras en toisant Gordon. Il n’avait peut-être plus sa carrure d’origine, mais sa posture, son expression, son assurance… Tout cela le rendait imposant, à sa manière. Intimidant, derrière le mince vernis de son ton amical. « En fait… Pendant que j’étais là-bas, ils ont dit quelque chose sur moi… Que j’étais revenu incomplet. Vous n’auriez pas une p’tite idée de ce qu’ils pouvaient vouloir dire, par hasard? »
Félicia commençait à assez connaître son Maître pour deviner que cette information l’avait troublé. « Ils faisaient sans doute référence aux mémoires qui ne sont pas encore revenues », dit-il.
Tobin continua à le fixer un instant avant de hausser les épaules comme si rien n’était. « Ouais, OK. By the way, est-ce que quelqu’un est censé s’occuper de me fournir des cartes, une identifé officielle, quelque chose comme ça?
— Je vais m’en occuper », dit Gordon. « Quand j’aurai le temps.
Satisfait, Tobin tourna les talons et se dirigea vers l’ascenseur.
« Es-tu certain que ce n’est qu’une affaire de mémoire? », chuchota Félicia.
« Sincèrement, je n’en ai aucune idée. À supposer qu’ils ont dit vrai.
— Mais ça peut poser problème, n’est-ce pas? Si nous ramenons un Harré incomplet…
— Nous ne pouvons pas savoir ce que cela implique. Nous allons de l’avant. Mets-toi au travail dès que possible. Je vais me pencher sur la question pendant ce temps. »
Félicia acquiesça, puis alla vers Édouard qui, durant tout ce temps, avait eu une conversation animée avec Aart van Haecht. Elle lui indiqua discrètement qu’elle était prête à partir. Il conclut sa discussion et la rejoignit. « Quelqu’un a parlé à Aart de ma période sous l’effet de la compulsion… Il voudrait essayer, en attendant que ses pieds soient guéris. Il dit qu’il n’a pas mieux à faire de toute manière.
— Ah bon.
— Je l’ai prévenu que c’était loin d’être de tout repos, mais il faut reconnaître que ça m’a aidé à avancer… Et toi? De quoi Gordon voulait te parler? »
Elle ne voulait pas lui mentir, lui laisser croire qu’ils avaient parlé de la pluie et du beau temps, mais elle ne pouvait pas lui dévoiler la teneur réelle de leur conversation. « Qu’est-ce que tu penses? Comme toujours : il m’a donné des choses à faire. » Elle lui sourit. « Mais les prochains jours risquent d’être relativement tranquilles…
— Vraiment? C’est… Inhabituel. 
— Presque anormal. Qu’est-ce que je vais bien faire, toute seule avec tout ce temps dans ma grande maison? »
Édouard soupira en feignant la compassion. « Pauvre fille. Toute seule… 
— À moins que quelqu’un s’offre pour me tenir compagnie?
— Bonne idée… Mais qui? »
— J’ai une petite idée… », répondit-elle en lui retournant son sourire espiègle.
Ils quittèrent le quartier général ensemble, main dans la main.

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