Le hall d’entrée de la
maison paternelle offrait un coup d’œil des plus navrants. Plusieurs sacs de
poubelle pleins étaient amoncelés juste à côté de la porte, en attente d’être
sortis. Personne ne devait s’être acquitté de la corvée depuis un moment :
une odeur de légumes pourris s’élevait du tas. Lorsqu’Alexandre referma la
porte derrière lui, le courant d’air fit rouler les moutons de poussière qui
traînaient çà et là.
Depuis son arrivée en
appartement, Alexandre avait découvert une réalité terrifiante : l’ordre
et la propreté n’étaient pas l’état naturel du monde. Ceux-ci étaient en fait
le résultat d’un combat perpétuel où le désordre et la saleté menaçaient sans
cesse de prendre le dessus. Ses parents avaient toujours confié les tâches
domestiques à des professionnels qui ne se contentaient pas de s’en acquitter à
la perfection : ils le faisaient en s’assurant de ne pas être remarqués.
Une fois indépendant, Alexandre avait vite réalisé que s’il ne montait pas au
front pour mener la bataille à son tour, personne ne le ferait à sa place.
Il était clair que
Philippe, pour sa part, avait capitulé.
La porte qui séparait
le hall d’entrée de la salle de séjour grinça en s’ouvrant. Tout le corps
d’Alexandre se tendit, comme s’il se préparait à encaisser une collision. Ce n’était
toutefois pas son père qui venait à sa rencontre, mais son bras droit. Celui-ci
portait une chemise fripée, les manches roulées. Il avait les yeux cernés et la
barbe mal faite et tenait à la main une tasse de thé fumante.
« Salut, Alexandre.
— Salut Jacques. Est-ce que mon père est là?
— Ouais. » La
lassitude dans sa voix faisait écho à son apparence. Il émit un rire sans
humour. « Où voudrais-tu qu’il soit?
— Il sait que je suis
ici?
— Non. C’est moi qui
t’ai ouvert.
— Ah. » Alexandre ne
savait que comprendre de cette situation. Il pointa le tas de déchets à
l'entrée. « Qu'est-ce qui s'est passé?
— Il s'est passé que
j'ai décidé que si monsieur ne veut plus payer quelqu’un pour faire son ménage,
il n'a qu'à s'en occuper lui-même. »
Quelque chose dans le
ton de Jacques rappelait à Alexandre celui de sa mère avant le divorce… Les
propos acidulés, les non-dits et les allusions, le désir à peine caché d’être
ailleurs… Une différence majeure existait toutefois entre les deux
situations : la nature du contrat qui les retenait auprès de Philippe.
Pour Suzanne Legrand, la dissolution du mariage lui avait donné la moitié du
patrimoine familial; pour Jacques, briser son contrat revenait à renoncer à
l’impressionnante prime de complétion qui l’attendait au terme de ses deux ans
en poste, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Alexandre
aurait parié que Jacques aurait pu lui dire à la minute près le temps qui lui
restait.
« Comment va-t-il? »
Jacques leva les yeux
au ciel. « Il vit comme un reclus, il ne descend plus jamais. Il ne reçoit
personne. Même les autres gardes du corps ne sont pas autorisés à entrer dans
la maison. Sauf moi, bien entendu. Quelle chance j'ai. »
Alexandre se sentit
rougir. La prison a brisé mon père. C’est ma faute. Il était honteux jusqu’à
en suer. Il déglutit difficilement, la
poitrine compressée. « Parle-t-il parfois de moi?
— Pas vraiment. Depuis
l’accident, il ne parle presque plus. Même pas à moi. »
L’accident? Alexandre n’en avait pas entendu parler… « Penses-tu
qu'il serait... Heu... content de me voir?
— Franchement, je ne
sais pas. Au juste, qu'est-ce qui t'amène, après tout ce temps? »
Alex opta pour un lieu
commun. « Ça fait longtemps que je remets ça… J’ai fini par me dire qu’il
n’y aurait jamais de bon moment.
— Eh ben le moment est
venu, on dirait. » Jacques prit une lampée de thé, peut-être pour indiquer
que la conversation était close. Alexandre monta.
L’étage n’était pas
mieux tenu que le rez-de-chaussée. Il n’y prêta pas trop attention, les yeux
rivés sur la porte capitonnée qui donnait sur les quartiers de son père, sa chambre
et son bureau. La porte qu’il n’avait pas le droit de traverser lorsqu’il était
enfant. Il frappa; après plusieurs secondes sans réponse, il ouvrit.
Philippe était assis
derrière son bureau, vêtu d’une robe de chambre mal fermée qui révélait son
torse nu. Il écrivait frénétiquement à la plume; le sol était recouvert de
plusieurs couches de papier chiffonné.
« Papa? »
Il sursauta et
remarqua Alexandre pour la première fois. Il remonta ses lunettes en le
dévisageant de ses petits yeux accusateurs. « Qu’est-ce que tu viens faire
ici, toi? Pourquoi Jacques t’a ouvert? Jacques… Il n’arrête pas de me décevoir,
celui-là. Ça devient une tendance… Être déçu, je veux dire. »
La honte cuisante qu’il
avait ressentie plus tôt revint à la charge. Alexandre tenta de garder son
sang-froid. Le moment était venu de voir si sa supposition était correcte. « Je
suis venu te dire… Je suis maintenant un initié. Nous pouvons parler
franchement. »
Philippe remonta à
nouveau ses lunettes, son expression changée du tout au tout.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire