dimanche 30 août 2015

Le Nœud Gordien, épisode 385 : Le fils et son papa, 2e partie

Le hall d’entrée de la maison paternelle offrait un coup d’œil des plus navrants. Plusieurs sacs de poubelle pleins étaient amoncelés juste à côté de la porte, en attente d’être sortis. Personne ne devait s’être acquitté de la corvée depuis un moment : une odeur de légumes pourris s’élevait du tas. Lorsqu’Alexandre referma la porte derrière lui, le courant d’air fit rouler les moutons de poussière qui traînaient çà et là.
Depuis son arrivée en appartement, Alexandre avait découvert une réalité terrifiante : l’ordre et la propreté n’étaient pas l’état naturel du monde. Ceux-ci étaient en fait le résultat d’un combat perpétuel où le désordre et la saleté menaçaient sans cesse de prendre le dessus. Ses parents avaient toujours confié les tâches domestiques à des professionnels qui ne se contentaient pas de s’en acquitter à la perfection : ils le faisaient en s’assurant de ne pas être remarqués. Une fois indépendant, Alexandre avait vite réalisé que s’il ne montait pas au front pour mener la bataille à son tour, personne ne le ferait à sa place.
Il était clair que Philippe, pour sa part, avait capitulé.
La porte qui séparait le hall d’entrée de la salle de séjour grinça en s’ouvrant. Tout le corps d’Alexandre se tendit, comme s’il se préparait à encaisser une collision. Ce n’était toutefois pas son père qui venait à sa rencontre, mais son bras droit. Celui-ci portait une chemise fripée, les manches roulées. Il avait les yeux cernés et la barbe mal faite et tenait à la main une tasse de thé fumante.
« Salut, Alexandre.
— Salut Jacques.  Est-ce que mon père est là?
— Ouais. » La lassitude dans sa voix faisait écho à son apparence. Il émit un rire sans humour. « Où voudrais-tu qu’il soit?
— Il sait que je suis ici?
— Non. C’est moi qui t’ai ouvert.
— Ah. » Alexandre ne savait que comprendre de cette situation. Il pointa le tas de déchets à l'entrée. « Qu'est-ce qui s'est passé?
— Il s'est passé que j'ai décidé que si monsieur ne veut plus payer quelqu’un pour faire son ménage, il n'a qu'à s'en occuper lui-même. »
Quelque chose dans le ton de Jacques rappelait à Alexandre celui de sa mère avant le divorce… Les propos acidulés, les non-dits et les allusions, le désir à peine caché d’être ailleurs… Une différence majeure existait toutefois entre les deux situations : la nature du contrat qui les retenait auprès de Philippe. Pour Suzanne Legrand, la dissolution du mariage lui avait donné la moitié du patrimoine familial; pour Jacques, briser son contrat revenait à renoncer à l’impressionnante prime de complétion qui l’attendait au terme de ses deux ans en poste, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Alexandre aurait parié que Jacques aurait pu lui dire à la minute près le temps qui lui restait.
« Comment va-t-il? »
Jacques leva les yeux au ciel. « Il vit comme un reclus, il ne descend plus jamais. Il ne reçoit personne. Même les autres gardes du corps ne sont pas autorisés à entrer dans la maison. Sauf moi, bien entendu. Quelle chance j'ai. »
Alexandre se sentit rougir. La prison a brisé mon père. C’est ma faute. Il était honteux jusqu’à en suer.  Il déglutit difficilement, la poitrine compressée. « Parle-t-il parfois de moi?
— Pas vraiment. Depuis l’accident, il ne parle presque plus. Même pas à moi. »
L’accident? Alexandre n’en avait pas entendu parler… « Penses-tu qu'il serait... Heu... content de me voir?
— Franchement, je ne sais pas. Au juste, qu'est-ce qui t'amène, après tout ce temps? »
Alex opta pour un lieu commun. « Ça fait longtemps que je remets ça… J’ai fini par me dire qu’il n’y aurait jamais de bon moment.
— Eh ben le moment est venu, on dirait. » Jacques prit une lampée de thé, peut-être pour indiquer que la conversation était close. Alexandre monta.
L’étage n’était pas mieux tenu que le rez-de-chaussée. Il n’y prêta pas trop attention, les yeux rivés sur la porte capitonnée qui donnait sur les quartiers de son père, sa chambre et son bureau. La porte qu’il n’avait pas le droit de traverser lorsqu’il était enfant. Il frappa; après plusieurs secondes sans réponse, il ouvrit.
Philippe était assis derrière son bureau, vêtu d’une robe de chambre mal fermée qui révélait son torse nu. Il écrivait frénétiquement à la plume; le sol était recouvert de plusieurs couches de papier chiffonné.
« Papa? »
Il sursauta et remarqua Alexandre pour la première fois. Il remonta ses lunettes en le dévisageant de ses petits yeux accusateurs. « Qu’est-ce que tu viens faire ici, toi? Pourquoi Jacques t’a ouvert? Jacques… Il n’arrête pas de me décevoir, celui-là. Ça devient une tendance… Être déçu, je veux dire. »
La honte cuisante qu’il avait ressentie plus tôt revint à la charge. Alexandre tenta de garder son sang-froid. Le moment était venu de voir si sa supposition était correcte. « Je suis venu te dire… Je suis maintenant un initié. Nous pouvons parler franchement. »
Philippe remonta à nouveau ses lunettes, son expression changée du tout au tout.

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