La vie d'Alexandre
avait été bouleversée plusieurs fois au cours des deux dernières années. En
remontant le fil des événements à rebours, un moment particulier s'avérait la
clé de voûte, le point-pivot qui avait engendré tout le reste.
Il avait suivi une
impulsion mal inspirée de donner une
leçon à Karl Tobin en le livrant à la police, lui et son importante
cargaison d'Orgasmik. Qu'avait-il voulu accomplir, au juste, avec cette
manœuvre? Elle n'avait servi à rien. L'arrivée des forces policières avait mis
un terme à une fusillade qui, au final, aurait pu être bien pire qu'une
arrestation. Et Tobin était de retour dans la rue dès le lendemain.
Cela n'avait pas
empêché Philippe, son père, d'imputer – erronément – la trahison à Mauricio
Haro, un pauvre bougre qu'il avait torturé à mort.
Cela n'avait pas
empêché les alliés de Haro d'enlever Alexandre en guise de représailles. Il ne
se faisait pas d'illusions : sans une heureuse coïncidence, il y aurait
laissé sa peau.
Cela n'avait pas
empêché Alexandre, confronté à sa mortalité, de sombrer dans une dépression qui
l'avait conduit à déballer à Claude Sutton les crimes de son père...
Alexandre avait tenté
de faire marche arrière après qu'il ait mis le doigt dans l'engrenage, mais il
était trop tard. Témoigner contre son père était une trahison de la pire
espèce. Sur les conseils de son avocat, et malgré sa dénonciation initiale, il
avait livré un témoignage minimaliste.
Alexandre se
souviendrait toujours de l'expression de son père lorsque le verdict était
tombé. Alors qu'il était demeuré impassible durant la majeure partie du procès,
il avait regardé son fils, le nez plissé de dégoût. Il avait ensuite détourné
la tête avant que les gardiens l'amènent. Pour Alexandre, le message avait été
clair. Tu n'existes plus pour moi.
Il avait beaucoup
hésité avant de se décider à le visiter. Il espérait que le temps avait fait
son œuvre et que le recul avait refermé les plaies de la trahison… Une
réalisation récente l’avait convaincu de tenter sa chance… Il avait mis en
relation une série d’informations éparses qui, éclairaient différemment les
actions de son père. C’est cette nouvelle compréhension qu’il voulait vérifier
auprès de lui.
La dernière fois qu’il
avait visité Philippe, il s’était rendu chez lui dans la voiture qu’il lui
avait offerte. Cette fois, il était venu en transports en commun. Cette section
de la ville n’était pas faite pour les piétons. Il dut marcher une vingtaine de
minutes sous la pluie, dans des voies larges sans trottoirs, avant d’arriver
devant la maison de son enfance.
Son cœur tressaillit
au moment de sonner. Il était possible – probable? – que son père refuse de lui
ouvrir. Il tenta néanmoins sa chance. Après quelques secondes à retenir son
souffle, un son familier se fit entendre… La porte grillagée pivota en
grinçant.
Au moment de se mettre
en marche, Alexandre se sentait plein d’aplomb, bien différent du garçon à la
fois ambitieux et insécure qu’il avait été. En traversant le boisé entre la
grille et la maison, son assurance fondit comme peau de chagrin. Il cessa
d’être un gourou, un magicien auto-initié, un employé modèle du bar le plus
cool en ville… En son for intérieur, le petit garçon à la fois admiratif et
craintif de son papa prit de plus en plus de place. Le petit garçon qui avait
déçu. Qui avait trahi…
Deux gardes du corps
en imperméables étaient postés sur le perron. Le mauvais temps ne les avait pas
découragés de porter des lunettes noires. L'un d'eux le salua d'un mouvement de
la tête pendant que l'autre lui ouvrit la porte.
À une certaine époque,
Alexandre avait été si habitué à la présence des gorilles qu'il ne les
remarquait plus vraiment. Il y voyait maintenant un indice de l’état d’esprit
de son père… Constamment assiégé, sous le coup d'une menace invisible qui
frapperait s'il relâchait sa vigilance, ne serait-ce qu'un instant.
De deux choses
l'une : soit Philippe avait plus d'ennemis qu'Alexandre pouvait
l'imaginer... Soit cette menace était l’effet d'une vision déformée du monde et
des gens.
Alexandre entra pour
découvrir la maison paternelle telle qu'il ne l'avait jamais vue.
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