dimanche 27 septembre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 389 : Collégialité

Au fil des jours, les résidents du 5450, Boulevard La Rochelle s’étaient presque tous trouvés un coin à eux dans l’édifice, un espace où déposer leurs affaires, se reposer ou travailler à l’abri des regards. Bien qu’Olson et Pénélope aient conservé leur chambre à l’hôtel, ils s’étaient constitués un laboratoire dans les espaces à bureau du deuxième. C’est là qu’ils avaient travaillé à guérir Arie Van Haecht.
Les blessures laissées par le feu de Saint-Elme sur ses pieds étaient vicieuses. Non contente d’attaquer la chair en surface, la substance bleue avait rongé sa chair et ses os en profondeur. Le résultat était fascinant, bien que quelque peu macabre : on pouvait voir les os, les muscles et les tendons exposés par la chair et la peau consumées. Arie pouvait encore effectuer certains mouvements avec une cheville, faisant ainsi jouer la mécanique organique mise à nu. Le feu bleu avait toutefois trop attaqué l’autre pied pour qu’il réponde à ses tentatives de mouvement.
Olson et Vasquez étaient les références au chapitre des modifications corporelles, mais c’était un défi de taille. C’était une chose d’accroître sa masse musculaire, aplanir son ventre ou ajuster sa pilosité, mais c’en était une toute autre de reconstruire des organes partiellement détruits.
À tout le moins, les blessures étaient nettes. Ils avaient fait de leur mieux pour permettre à la chair d’Arie de se régénérer, mais le feu de Saint-Elme était un phénomène à peu près inconnu… Il était donc impossible de deviner si les solutions habituelles suffiraient à traiter ce problème inédit. Il ne restait plus qu’à découvrir si leur travail avait porté fruit.
Si les résultats s’avéraient positifs, Olson comptait tenter de gagner une faveur auprès de Gordon en traitant les marques que la nuit du grand rituel avait laissées dans son visage. S’ils s’avéraient négatifs, ce n’était que partie remise. Pour l’esprit curieux, les problèmes nouveaux étaient la voie royale vers de nouvelles connaissances. Win-win
Comme convenu, Arie se présenta à midi dans leur laboratoire, sa chaise roulante poussée par son père. Ils n’étaient pas seuls; Latour, Stengers et Polkinghorne les accompagnaient. Cette irruption déplut à Olson. Si un échec en huis clos ne représentait qu’un détour momentané, c’était autre chose de l’offrir en spectacle à tout le monde…
Pénélope accueillit tout le monde comme si leur présence avait été attendue. Elle positionna Arie dans un coin de la pièce. « Comment va ton pied? », demanda-t-elle à son patient. Elle portait une robe blanche qui lui donnait un air d’infirmière. Olson était certain que le choix n’était pas fortuit.
« Je ne sais pas trop. Ça démange par moment. Mais c’est peut-être les bandages. » Sa voix chevrotait un peu; il craignait sans doute de rester cloué à cette chaise encore longtemps.
« Nous allons voir », dit Olson en signalant à Pénélope de retirer les bandages. Elle s’accroupit devant la chaise; le regard d’Arie plongea dans son corsage. Il resta ébaubi un instant avant de se ressaisir et diriger les yeux ailleurs. Sa réaction amusa Olson un instant… Jusqu’à ce que son premier pied soit mis au jour. Celui-ci n’avait pas changé d’un iota. Arie semblait au bord des larmes.
« Il faut se rendre à l’évidence », dit Olson. « Le feu de Saint-Elme ne crée pas des blessures comme les autres. 
— Elles ont donc besoin d’un remède pas comme les autres », dit Latour. « As-tu quelque chose en tête? 
— Pour être honnête, j’attendais de voir les résultats du plan A avant de passer au plan B. » Olson valorisait l’efficacité en toutes choses; il n’avait pas envie d’inventer mille et une hypothèses si, au final, le processus s’avérait vain.
« Peut-être que la solution n’est pas tant de réparer que de recréer », suggéra Polkinghorne. Il fut surpris de voir tout le monde se tourner vers lui. Il n’eut pas le choix d’élaborer en rougissant. « Kuhn avait pour théorie que l’être humain est une entité indivisible, une unité que même la destruction du corps ne peut briser.
— Oui », dit Latour. « Il y voyait une explication du principe de contagion : après tout, il suffit d’avoir un cheveu ou une goutte de sang d’un sujet pour l’affecter par un procédé comme s’il était là tout entier. »
Polkinghorne acquiesça. « Il y aurait peut-être moyen de mettre à profit cette… unité fondamentale. Amener le corps à y retourner. »
Les Maîtres méditèrent sur ces paroles en silence, jusqu’à ce que Stengers échappe un petit rire doux. « Moi qui ne pensais jamais voir cela un jour », dit-il après un moment. « Encore une fois, trois des Seize sont attelés à résoudre un problème ensemble. Je vous le dis, sans ironie : je suis presque ému. J’entrevois comment les choses étaient au temps de l’école de Munich… »
Le jeune homme avait mis le doigt sur quelque chose. Le grand rituel qu’ils avaient élaboré ensemble pour gérer la surcharge radiesthésique de La Cité avait offert une première occasion aux Maîtres de travailler de concert… Et cette collaboration avait donné lieu à d’autres échanges fort instructeurs.
Oh, leur cohabitation n’était pas entièrement placide. Des décennies de rivalités et de relations houleuses ne pouvaient être balayées en quelques jours… Mais c’était peut-être un nouveau début. Une occasion de revoir leurs rapports qui pourrait, au final, bénéficier à tout le monde.
« C’est intéressant ce que tu dis », répondit Olson. « On nous a toujours dit que nous devions demeurer éparpillés de par le monde pour éviter d’être anéantis d’un coup, comme pendant la purge de Harré…
— Mais à quel prix? », continua Stengers. « J’ai tant appris depuis mon arrivée… Et ce n’est pas une critique! », s’empressa-t-il d’ajouter en regardant son Maître.
« Non, non, tu as raison », répondit Latour. « Une logique plus libertaire quant à l’échange d’information sert probablement mieux nos desseins. Pourrons-nous un jour retrouver tout ce qui a été perdu avec la disparition de Kuhn ou de Paicheler? Pouvons-nous encore nous permettre de maintenir notre savoir morcelé? »
À peu près tout le monde semblait sur une même longueur d’ondes… Même Arthur Van Haecht, d’ordinaire conservateur. C’était toute une surprise.
Olson avait l’impression qu’un changement de paradigme se profilait pour les Seize. Et il avait déjà décidé qu’il en serait le fer de lance.
« Et mes pieds? », demanda Arie.
« Ensemble, nous trouverons une solution », conclut Olson.

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