Comme à chaque fois
qu’il mettait le nez dehors, Édouard se retrouva trempé en quelques secondes.
La pluie n’avait toujours pas cessé de tomber depuis la nuit du grand rituel,
confondant les météorologues du pays et consternant toute la population de La
Cité. Ceux qui s’en plaignaient ne pouvaient pas comprendre qu’elle était un
moindre mal, comparé au feu bleu, aux vomissements, au coma et à la mort qui
pouvait frapper ceux qui se trouvaient dans la zone survoltée…
Il tira de sa boite
aux lettres dix jours de courrier accumulé avant d’entrer dans son appartement.
Il s’était retiré de
tout pendant presque deux semaines pour simplement jouir de la vie avec
Félicia. Passer autant de temps dans son ancienne maison l’avait vite conduit à
se sentir chez lui. Il fallait l’admettre : il ne se souvenait pas d’avoir
déjà eu autant de plaisir. Ils passaient le cœur de leurs journées au lit, à
discuter, à rire, à baiser; ils devaient avoir goûté à tout ce que La Cité
avait à offrir en terme de livraison. Ils étaient un peu ivres de l’apéro – qui
avait lieu longtemps avant le repas du soir – jusqu’au coucher. Félicia
travaillait quelques heures par jour sur un nouveau projet commandé par Gordon,
un projet à propos duquel elle n’avait rien dit. Pendant ce temps, Édouard
méditait, ou, chose rare dans son existence, il ne faisait rien du tout.
Aucune vacance ne l’avait
fait autant décrocher que ces jours en-dehors du temps. Toute bonne chose a une
fin, toutefois : Félicia devait accompagner Gordon en Suisse. La veille, alors
qu’elle faisait ses bagages, elle lui avait offert de squatter chez elle
pendant son absence. Il avait décliné : se retrouver seul en ces murs avec
la présence probable du fantôme de Hill le rendait méfiant. Il l’avait
reconduite à l’aéroport avant de retourner chez lui.
Il fut accueilli par
cette odeur de poussière signalant un lieu inoccupé. Il fit la tournée pour
ouvrir quelques fenêtres en se disant que son logement ne lui avait jamais paru
aussi petit.
Après le tumulte de ses
aventures – infiltration, compulsions, possession –, ce petit appartement vide
et silencieux rendait tout le reste surréaliste. Et pourtant… Ce symbole de
normalité lui rappelait tout ce qu’il avait négligé pendant qu’il se consacrait
à cette affaire… Son milieu de vie, son alimentation, ses filles… Ah, ses
filles! Depuis qu’il avait été confronté au fait qu’il n’était pas un très bon
père, chaque pensée tournée vers elles était marquée par la culpabilité. Paradoxalement,
le sentiment ne le poussait pas à les voir; sa honte le gardait à distance, par
crainte de voir et d’entendre venant d’elles le même genre de réprimandes qu’il
se servait déjà.
Il enleva ses
chaussures et entreprit de se faire du café. Pendant que l’eau chauffait, il
passa en revue son courrier… Il fut déçu de ne trouver rien d’autre que les
habituelles factures et circulaires. La réponse qu’il avait espérée se faisait
attendre… N’ayant pas reçu de confirmation par courriel durant son absence – il
l’aurait reçu sur son téléphone –, il s’était dit que peut-être une bonne
vieille lettre avait été envoyée chez lui. Il se permit d’espérer que ce délai
était en fait un indice du sérieux avec lequel on considérait sa candidature.
Une fois le café prêt,
il s’installa à son bureau. Il vit dès le premier coup d’œil que rien n’avait
été déplacé. Il avait disposé des marqueurs discrets sur son poste de travail,
des indices qui trahiraient une ingérence dans ses affaires. Édouard ne doutait
pas un instant être surveillé par les maîtres; toutefois, Avramopoulos snobait
les technologies récentes, se targuant de rejeter ce qu’il voyait comme de
simples modes pendant qu’il restait attaché à la notion romantique que rien d’important
n’avait été développé depuis sa jeunesse.
Il démarra son
ordinateur et connecta son téléphone pour transférer ses nouveaux enregistrements.
Il n’était pas assez naïf pour croire que l’analphabétisme technologique d’un
maître suffirait à protéger ses secrets. Il avait bien entendu veillé à garder des
copies de sûreté en lieux sûrs, mais surtout, tous ses disques durs étaient
encryptés avec les meilleurs outils sur le marché… Et, à sa connaissance, aucun
procédé ou truc ne permettait encore de les déjouer.
Le transfert était
assez volumineux – son absence prolongée avait presque conduit à la saturation
de la mémoire de son appareil. Il profita du délai pour envoyer un texto à
Alexandre, à qui il n’avait pas donné de nouvelles depuis un moment.
Édouard ne s’attendait
pas à une réponse immédiate; en général, Alexandre dormait à cette heure du
matin. Il reçut néanmoins une alerte quelques secondes après son message. Son
neveu lui proposa d’entrée de jeu une rencontre à midi. Il accepta en offrant
qu’ils se rejoignent à Moka Moka.
Quelque chose clochait…
Alexandre et lui avaient adopté au fil du temps un certain mode d’échanges,
dont ils dérogeaient rarement… Les différences dans celui d’aujourd’hui étaient
assez subtiles pour lui mettre la puce à l’oreille. Il n’aurait pas dû s’en
inquiéter, mais… Pourquoi, alors, ressentait-il pareil sentiment d’appréhension?
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