dimanche 3 janvier 2016

Le Nœud Gordien, épisode 401 : Monsieur Abraham

« Bienvenue en Suisse, monsieur Abraham! », déclara l’agent des douanes en rendant ses papiers à Gordon.
Félicia tendit son passeport à son tour, un peu surprise de réaliser qu’elle avait, jusqu’à présent, ignoré le nom de famille de Gordon. « Monsieur Abraham, hein? », dit-elle en le rejoignant de l’autre côté du poste de contrôle. Le Maître se contenta de grogner.
Cette découverte aurait dû être anodine, mais elle ne quitta pas les pensées de Félicia tout au long de leur marche à travers l’aéroport de Zurich.
Que savait-elle sur ce Maître qui la faisait travailler sans cesse, qu’elle suivait jusqu’au milieu de l’Europe? Bien peu de choses… Pas même son nom complet, apparemment. Leur relation, souvent stimulante, pouvait laisser croire qu’une certaine intimité s’était créée entre eux. Et pourtant… S’était-il jamais ouvert à elle? Lui avait-il jamais raconté quoi que ce soit à propos de sa vie?
Si Gordon était demeuré aussi avenant que lorsqu’ils avaient commencé à travailler ensemble, le  charme du Maître aurait sans doute eu le dessus sur les inquiétudes de Félicia. Mais depuis le grand rituel, il s’était renfermé dans un silence maussade – qui avait par ailleurs rendu pénible les longues heures de leur traversée de l’Atlantique. Quelque chose avait changé. Quelque chose autrement plus profond que les marques laissées par le feu de Saint-Elme sur son visage.
Ils récupérèrent leurs bagages au carrousel, incluant la malle rembourrée contenant sa seconde urne, après quoi ils allèrent trouver la limousine que Gordon avait retenue pour leurs déplacements.
« Gordon, il faut qu’on se parle », dit-elle, dès que la voiture se mit en marche.
— Pas maintenant.
— Oui, maintenant. » Il se tourna enfin vers elle, le sourcil haussé. « Les choses vont vite, et je veux avoir une idée claire de la suite.
— Nous en avons déjà discuté…
— Discuté? Tu m’as dit ce que tu voulais. Pas pourquoi. »
Il exhala sèchement, un son d’exaspération. « Tu veux que je te fasse un dessin? Je m’attendais à mieux de toi, Félicia… »
Piquée, elle croisa les bras. « On croirait entendre Avramopoulos. »
Gordon ouvrit la bouche pour rétorquer; son expression laissait croire que la réplique allait être acrimonieuse. Avant qu’il n’ait parlé, il fit non de la tête; son visage se détendit. « Je te dois des excuses », murmura-t-il avant de frotter son visage de ses mains. « Parfois, le poids des jours, des ans, des décennies me rattrape… »
Justement, pensa Félicia. Pourquoi tout cet empressement alors-que tu as tout le temps du monde? « Pas besoin de me faire un dessin », dit-elle. Moi-même, depuis que j’ai entendu parler de Romuald Harré, je rêve de pouvoir lui parler. Mais…
— Mais quoi?
— Tu es si déterminé à faire avancer ce projet coûte que coûte… Aurais-tu besoin de quelque chose, quelque que chose que seul Harré peut t’apprendre ou te donner? » Sa question chassa la déconfiture du visage de Gordon. « Quelque chose de précis. D’important. »
Gordon haussa les épaules et détourna la tête. Félicia comprit qu’elle avait visé dans le mille. Elle fut tentée de dire : tu t’attendais à mieux de moi, hein? T’attendais-tu à cela, monsieur Abraham? Elle se contenta plutôt de regarder elle aussi Zurich défiler à travers les fenêtres de la limousine.

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