dimanche 10 juillet 2016

Le Nœud Gordien, épisode 428 : Émule

« Recommence », dit Gordon. Encore…
Soupirant, Félicia renvoya le liquide dans la carafe et essuya le fond de son bol.
« La minutie compte pour beaucoup dans ce genre de procédés », dit Gordon. Comme si elle n’avait pas compris…
« Je préfère travailler avec l’encre et le papier, rétorqua-t-elle.
— Tu sais que l’alchimie est l’une des méthodes les plus anciennes…
— Ouais. C’est ça. Parce que le vieux dépasse toujours le neuf…
— Les procédés trop complexes sont impossibles à réaliser par écrit seulement. Pourquoi crois-tu que le Grand Œuvre est un procédé d’abord alchimique?
— Ça va, j’ai compris : ces apprentissages sont censés me servir longtemps.
— Sans doute toute ta vie. Recommence. 
Elle chassa sa contrariété et donna un coup de soufflet à son acuité. Elle reprit la carafe et l’agita juste de la bonne manière, pendant juste assez longtemps. Soigneusement, elle inclina le contenant jusqu’à ce qu’un filet du liquide coule dans le bol, un filet continu, constant… Parfait. La carafe était versée aux deux tiers lorsqu’un tremblement vint tout gâcher.
« Recommence.
— J’ai besoin d’une pause.
— Recommence. Tu prendras ta pause lorsque tu réussiras à tous les coups.
— Mon épaule se fatigue…
— Raison de plus : ces efforts renforceront tes muscles. »
Elle se leva de sa station de travail en massant ses trapèzes. Elle alla poser son front contre la grande fenêtre, quelques pas plus loin.
Le nouveau laboratoire secret de Gordon était situé dans l’Ouest, à cinq minutes de marche du QG, dans une tour à bureaux. Du haut du cinquième étage, Félicia enviait ces gens qui déambulaient en bas, peut-être en vacances. Elle devinait la caresse insistante du soleil et la douce bise qui agitait l’air chaud. Qu’est-ce qu’elle aurait donné pour une terrasse, un pichet de sangria… En bonne compagnie.
« Recommence, Félicia. S’il te plaît.
— Écoute, Gordon, tu le sais, tu me connais : le travail ne me fait pas peur. Mais même en me saignant aux quatre veines, j’en ai pour des semaines, peut-être des mois avant d’être prête à tenter le coup. Tu me fais courir un marathon, et je ne pourrai pas sprinter sur toute la distance… » Gordon hésita. « Tu crains que Harré, malgré son état présent, te fasse une mauvaise surprise. Je comprends. Je ne voudrais pas être à ta place. Je te promets que je ne te laisserai pas tomber. Mais j’ai besoin qu’on respecte mon rythme…
— Cinq minutes, dit-il enfin.
— Je vais chercher un café au coin », dit-elle, sachant très bien que l’opération dépasserait en durée les minutes octroyées. « Tu veux quelque chose? »
Il la surprit en répondant : « Non. Je viens avec toi. »
L’ascenseur était bondé d’autres locataires de l’immeuble, la plupart cravatés. Deux d’entre eux tenaient une discussion enflammée à propos d’un client, sans égard pour les autres qui partageaient leur espace. Tout le monde descendit au rez-de chaussée.
 « Tout cette animation fait changement du QG, dit-elle une fois dehors.
— Et encore plus de mon ancien souterrain.
— Ouais. » Gordon avait été évasif lorsqu’elle lui avait demandé la raison de son déménagement. Elle n’avait pas insisté : elle soupçonnait quelque intrigue entre Maîtres. Il fallait reconnaître que l’éclairage naturel et l’air climatisé du nouveau sanctuaire gagnait sur l’ancien trou, sombre et humide…
Félicia commanda un café glacé pour emporter. Gordon prit un espresso court qu’il avala d’une traite. Alors qu’elle s’apprêtait à repartir, elle nota que Gordon demeurait accoudé au comptoir.
Il avait l’air de celui qui rumine ses mots afin de trouver ceux qu’il faut pour aborder un sujet épineux. Elle attendit patiemment qu’il crache le morceau. Il finit par dire : « Me fais-tu confiance?
— As-tu vraiment besoin de me le demander?
— Je veux l’entendre.
— Oui. Je te fais confiance.
— Mais jusqu’à quel point? Assez pour me remettre ton sort? Ta vie? Ton âme? »
À cela, elle ne répondit pas : elle se contenta de froncer les sourcils.
« Parce que moi, poursuivit-il, c’est à ce point que j’ai foi en toi. Lorsque tu seras prête à tenter le procédé, je serai inconscient, je ne pourrai pas t’aider. Et je tiens à le répéter : pendant ce temps-là, tu auras rien de moins que ma vie entre les mains. Tu comprends?
— Je comprends…
— Je ne voudrais pas personne d’autre à ta place. Personne. » Il laissa le silence planer un instant. « Retournons au travail. »
Elle le suivit, un peu perplexe. À tout prendre, elle avait mérité qu’il lui donne sa confiance. Elle avait toujours été loyale, diligente, bref, une disciple exemplaire. Il n’y a pas si longtemps, elle aurait été aux anges que son Maître lui fasse pareille profession de foi; elle aurait redoublé d’efforts pour continuer à mériter son estime. Aujourd’hui toutefois, l’aveu de Gordon avec quelque chose de sinistre à ses oreilles. N’était-ce pas étrange que l’homme, centenaire, n’ait personne d’autre à qui s’en remettre, outre l’étudiante avec qui il travaillait depuis moins d’un an?
Il est vrai qu’ils avaient convenu que le dossier Harré demeurerait strictement confidentiel, ce qui empêchait peut-être Gordon de recourir à un tiers parti, plus avancé qu’elle. Une fois de plus, elle eut l’impression qu’il y avait anguille sous roche..
Elle chassa cette pensée qui interférait avec ses nouvelles tentatives. Il lui fallut plus d’une heure avant d’en réussir trois de suite. Elle ne s’en réjouit pas trop : il ne s’agissait, au final, que d’une étape parmi des dizaines…
« Beau travail », reconnut Gordon au terme de sa série. « Tu peux ranger les récipients : nous allons passer à autre chose. Je vais t’apprendre le procédé qui te permettra de te passer de sommeil… »
Celui-là, elle le voulait depuis qu’elle en avait appris l’existence. Elle comprenait toutefois que ce n’était pas un cadeau de la part de Gordon : il voulait d’abord qu’elle s’en serve pour tirer encore plus d’heures de travail à chaque jour…
Oh joie.

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