dimanche 17 juillet 2016

Le Nœud Gordien, épisode 429 : Agent double

À chaque nouveau coin de rue, la présence des autres diminuait un peu plus. Inversement, à mesure que Karl s’éloignait du Centre-Sud, ses frontières personnelles retrouvaient leur prégnance. Chose étrange cependant, ses pensées ne redevenaient pas comme avant sa fusion dans la trinité : son esprit avait été pollinisé par trois autres, et ce contact l’avait changé pour toujours.
Par exemple, il n’avait jamais réellement compris ce qu’être une femme signifiait… avant d’en inviter une dans sa tête. Jusque-là, la féminité pour lui était une série de rôles définis par son rapport avec elles : mère à aimer, femme à baiser, ex à gérer, fillette à protéger, objet à désirer, chair à exploiter… Il s’était rendu à son âge sans jamais prendre la pleine mesure de leur altérité, du fait que leur vie de femmes n’était pas moins réelle ou complexe que la sienne, simplement posée sur d’autres fondements.
Plus encore, il avait été enrichi d’un univers de connaissances dont il n’avait jamais même soupçonné la profondeur. Karl était un homme pragmatique, pour qui l’intellectualité était assimilable en bloc à de l’enculage de mouches. Timothée lui avait légué au contraire la conscience d’un monde fait de forces et d’enjeux complexes, difficiles à décrire et impossible à saisir pleinementt. Macroéconomie, sociologie, anthropologie culturelle, psychologie sociale, psychanalyse, sans même parler de physique et de chimie… L’idée que ces études soient génératrices de questions sans cesse plus précises, plus poussées, et non de réponses tranchées, aurait horripilé le Karl d’avant. Celui qu’il était devenu trouvait cette entreprise presque touchante. C’était admirable que des générations de penseurs se soient évertuées à saisir l’insaisissable et à définir le flou.
Le Karl nouveau n’aurait pas voulu revenir en arrière.
Il stationna sa voiture à un parcomètre en bordure du boulevard La Rochelle. Il prit un moment pour regarder le ciel. De petits nuages de ouate se faisaient barater par un vent de haute altitude qu’on sentait à peine au niveau du sol. La météo n’était toutefois pas ce qui l’intéressait; il glissa en état d’acuité et confirma de visu que leur tentative avait été un succès. Il ne restait qu’à l’annoncer au Maître du 5450.
Au Terminus, entouré des fidèles, il devait veiller à filtrer les pensées qui s’imposaient à son esprit. Personne n’aurait voulu vivre entouré de gens déclamant à voix haute chaque remous agitant leur univers intérieur; de plus, la plupart des pensées étaient d’une banalité navrante. Les joies, les peines, les anxiétés et les contrariétés de tout un chacun variaient peut-être dans leur contenu, mais elles se ressemblaient beaucoup dans leur forme. Choisir quand et à qui s’ouvrir était un exercice nécessaire pour le confort et la santé mentale du trio.
Une fois sorti du Cercle cependant, les incursions cessaient. Les pensées des autres prenaient la forme d’un murmure qu’on ne pouvait décoder qu’en prêtant l’oreille. Karl comptait bien le faire au quartier général, afin d’en découvrir plus sur ces Maîtres qu’il avait côtoyés sans vraiment les connaître…
Devant la bâtisse, il disciplina son visage pour cacher les signes de sa transformation. Il s’efforça de cligner des yeux et de tenir à distance ce sourire qui lui venait trop facilement.
Asjen Van Haecht lui ouvrit la porte sans un mot, pressé de retourner à son téléphone. Le jeune homme souffrait d’être contraint à jouer au portier à la journée longue, et encore plus de n’être pris au sérieux par personne… Derrière son apparent détachement se cachait une vie intérieure foisonnante, pleine de scénarios abracadabrants… Obsédé par les femmes, maladroit en leur présence, le coup d’œil de Tobin dans les coulisses de son âme dépeignit une figure plus tragique que méprisable.
Dans l’ascenseur, il ressentit quelques présences lointaines, dont une chez qui il détecta une étrange fébrilité. Il n’eut pas le temps de s’y attarder : les portes s’ouvrirent sur le quatrième. Tout le monde s’affairait d’une manière ou d’une autre au son du sitar de Virkkunen. On ne lui accorda aucune attention. Il en profita pour sonder chacun.
Isaac Stengers écrivait à la craie des formules compliquées sous le regard de son maître. Les pensées du premier étaient trop spécialisées pour que Tobin y comprenne quoi que ce soit, sinon que Stengers était un homme curieux, à l’esprit vif comme une flamme dansante. Latour, quant à lui, n’était attentif qu’en apparence. Ses pensées étaient envahies d’images de son amante. Un sourire radieux, des cheveux défaits, des perles de sueur luisant sur sa peau lisse... Un moment de pure beauté, arraché à une vie trop complexe. Avec son look guindé et ses manières nerveuses, Tobin n’aurait jamais imaginé Catherine Mandeville comme un être sensuel. Latour pensait à son retour, plus tard cette semaine, et à leur prochaine rencontre clandestine. Il avait soif de chercher auprès d’elle cet état de grâce qu’ils connaissaient parfois – trop rarement – lorsqu’ils s’abandonnaient l’un à l’autre.
Pénélope Vasquez travaillait dans son coin, habitée d’envies contradictoires : la volonté d’être laissée seule et le besoin de parler à quelqu’un. Elle était en proie à la contrariété, presque la colère, mais rien de son tourment intérieur ne transparaissait dans ses manières.
Van Haecht et son fils Aart méditaient ensemble. L’esprit du premier était un modèle de sérénité, un lac cristallin à la surface lisse comme un miroir, frémissant à peine de la brise ou de courants cachés. Celui du second ressemblait davantage à un ruisseau, bouillonnant d’activité, toujours en mouvement, mais sans contenu auquel on aurait pu s’accrocher. La différence entre les deux était frappante. Le lac s’agita; le père fronça les sourcils, sans toutefois rouvrir les yeux. Avait-il ressenti l’intrusion de Tobin?
Il se retira pour plutôt tourner son attention vers Virkkunen... Chez qui il ne perçut rien du tout.
Au même instant, l’artiste fit taire son sitar en étouffant ses cordes. Il se releva, les yeux rivés sur Tobin, et s’approcha avec la lenteur et la mesure d’un homme face à une bête prête à bondir.
« Tu as changé, dit-il à Tobin. Qu’est-ce que tu veux? »
— J’ai un message de la part des Trois », dit-il pour être entendu par tout le monde. « Les Trois m’ont dit de vous dire qu’ils ont respecté leur part du marché. L’énergie radiesthésique a été rabaissée. À part dans le coin du Centre-Sud, vous ne courez plus aucun danger. En passant : on m’a aussi dit que le nouveau niveau était quand même une petite coche au-dessus de ce à quoi vous étiez habitués… Un petit peu, mais pas trop. Ça devrait rendre vos affaires plus faciles à partir de maintenant.
Surprise généralisée dans la pièce. Vasquez s’approcha; les Van Haecht sortirent de leur méditation. « Sais-tu comment ils ont fait?, demanda Stengers.
— Non », mentit-il. La tâche avait été ardue. Ils avaient tenu deux oraisons simultanées, la première au Terminus, la seconde plus au nord, là même où Madame – Tricane –  s’était sacrifiée. En s’appuyant sur ces deux piliers, les Trois avaient réussi à redistribuer l’énergie en étalant la zone bien au-delà des Cercles d’origine. Tobin n’aurait pas pu expliquer comment ils avaient procédé, exactement. C’était aussi instinctif et naturel que danser… Et aussi difficile à décrire en mots. « Gordon n’est pas là?
— Non. Qu’est-ce que tu lui veux?, répondit Virkkunen d’un ton sec.
— Vu que je suis un initié…
— L’initié d’une anathème, cracha l’artiste.
— Woah, minute! Vous l’avez callée anathème après ma mort. Moi, je n’ai rien à voir avec ce qu’elle a fait après. Il reste que je suis initié, mais je n’ai personne pour m’enseigner. Vu que Gordon était son maître à elle, et qu’il m’a ramené à la vie, je pensais que…
— Oui, oui, bien sûr, bien sûr, intervint Latour. Nous nous occuperons de toi. Mais il y plus important encore… Nous attendions avec impatience que la situation locale devienne, comment dire, tolérable. Maintenant que c’est dans la poche, il est grand temps que nous passions aux choses sérieuses : le prochain tour de la Joute… » Une excitation palpable gagna tout le monde – à l’exception de Virkkunen.
Qu’est-ce que c’était que cette Joute dont Tobin n’avait jamais entendu parler? Même en tâtant prudemment, il ne trouva pas d’image claire dans les esprits des autres.

C’était sans importance. S’il pouvait continuer sa formation auprès d’un Maître, il pourrait acquérir la théorie dont les Trois avaient cruellement besoin. Mais il fallait faire gaffe : Virkkunen l’avait désormais à l’œil… 

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