À chaque nouveau coin
de rue, la présence des autres diminuait un peu plus. Inversement, à mesure que
Karl s’éloignait du Centre-Sud, ses frontières personnelles retrouvaient leur
prégnance. Chose étrange cependant, ses pensées ne redevenaient pas comme avant
sa fusion dans la trinité : son esprit avait été pollinisé par trois
autres, et ce contact l’avait changé pour toujours.
Par exemple, il
n’avait jamais réellement compris ce qu’être une femme signifiait… avant d’en
inviter une dans sa tête. Jusque-là, la féminité pour lui était une série de
rôles définis par son rapport avec elles : mère à aimer, femme à baiser,
ex à gérer, fillette à protéger, objet à désirer, chair à exploiter… Il s’était
rendu à son âge sans jamais prendre la pleine mesure de leur altérité, du fait que
leur vie de femmes n’était pas moins réelle ou complexe que la sienne,
simplement posée sur d’autres fondements.
Plus encore, il avait
été enrichi d’un univers de connaissances dont il n’avait jamais même soupçonné
la profondeur. Karl était un homme pragmatique, pour qui l’intellectualité
était assimilable en bloc à de l’enculage de mouches. Timothée lui avait légué
au contraire la conscience d’un monde fait de forces et d’enjeux complexes,
difficiles à décrire et impossible à saisir pleinementt. Macroéconomie,
sociologie, anthropologie culturelle, psychologie sociale, psychanalyse, sans
même parler de physique et de chimie… L’idée que ces études soient génératrices
de questions sans cesse plus précises, plus poussées, et non de réponses
tranchées, aurait horripilé le Karl d’avant. Celui qu’il était devenu trouvait
cette entreprise presque touchante. C’était admirable que des générations de
penseurs se soient évertuées à saisir l’insaisissable et à définir le flou.
Le Karl nouveau
n’aurait pas voulu revenir en arrière.
Il stationna sa
voiture à un parcomètre en bordure du boulevard La Rochelle. Il prit un moment
pour regarder le ciel. De petits nuages de ouate se faisaient barater par un
vent de haute altitude qu’on sentait à peine au niveau du sol. La météo n’était
toutefois pas ce qui l’intéressait; il glissa en état d’acuité et confirma de
visu que leur tentative avait été un succès. Il ne restait qu’à l’annoncer au
Maître du 5450.
Au Terminus, entouré
des fidèles, il devait veiller à filtrer les pensées qui s’imposaient à son
esprit. Personne n’aurait voulu vivre entouré de gens déclamant à voix haute
chaque remous agitant leur univers intérieur; de plus, la plupart des pensées
étaient d’une banalité navrante. Les joies, les peines, les anxiétés et les
contrariétés de tout un chacun variaient peut-être dans leur contenu, mais
elles se ressemblaient beaucoup dans leur forme. Choisir quand et à qui s’ouvrir
était un exercice nécessaire pour le confort et la santé mentale du trio.
Une fois sorti du
Cercle cependant, les incursions cessaient. Les pensées des autres prenaient la
forme d’un murmure qu’on ne pouvait décoder qu’en prêtant l’oreille. Karl
comptait bien le faire au quartier général, afin d’en découvrir plus sur ces
Maîtres qu’il avait côtoyés sans vraiment les connaître…
Devant la bâtisse, il disciplina
son visage pour cacher les signes de sa transformation. Il s’efforça de cligner
des yeux et de tenir à distance ce sourire qui lui venait trop facilement.
Asjen Van Haecht lui
ouvrit la porte sans un mot, pressé de retourner à son téléphone. Le jeune
homme souffrait d’être contraint à jouer au portier à la journée longue, et
encore plus de n’être pris au sérieux par personne… Derrière son apparent
détachement se cachait une vie intérieure foisonnante, pleine de scénarios abracadabrants…
Obsédé par les femmes, maladroit en leur présence, le coup d’œil de Tobin dans
les coulisses de son âme dépeignit une figure plus tragique que méprisable.
Dans l’ascenseur, il ressentit
quelques présences lointaines, dont une chez qui il détecta une étrange
fébrilité. Il n’eut pas le temps de s’y attarder : les portes s’ouvrirent sur
le quatrième. Tout le monde s’affairait d’une manière ou d’une autre au son du
sitar de Virkkunen. On ne lui accorda aucune attention. Il en profita pour
sonder chacun.
Isaac Stengers
écrivait à la craie des formules compliquées sous le regard de son maître. Les
pensées du premier étaient trop spécialisées pour que Tobin y comprenne quoi
que ce soit, sinon que Stengers était un homme curieux, à l’esprit vif comme
une flamme dansante. Latour, quant à lui, n’était attentif qu’en apparence. Ses
pensées étaient envahies d’images de son amante. Un sourire radieux, des
cheveux défaits, des perles de sueur luisant sur sa peau lisse... Un moment de
pure beauté, arraché à une vie trop complexe. Avec son look guindé et ses
manières nerveuses, Tobin n’aurait jamais imaginé Catherine Mandeville comme un
être sensuel. Latour pensait à son retour, plus tard cette semaine, et à leur
prochaine rencontre clandestine. Il avait soif de chercher auprès d’elle cet
état de grâce qu’ils connaissaient parfois – trop rarement – lorsqu’ils
s’abandonnaient l’un à l’autre.
Pénélope Vasquez
travaillait dans son coin, habitée d’envies contradictoires : la volonté
d’être laissée seule et le besoin de parler à quelqu’un. Elle était en proie à
la contrariété, presque la colère, mais rien de son tourment intérieur ne
transparaissait dans ses manières.
Van Haecht et son fils
Aart méditaient ensemble. L’esprit du premier était un modèle de sérénité, un
lac cristallin à la surface lisse comme un miroir, frémissant à peine de la
brise ou de courants cachés. Celui du second ressemblait davantage à un
ruisseau, bouillonnant d’activité, toujours en mouvement, mais sans contenu
auquel on aurait pu s’accrocher. La différence entre les deux était frappante. Le
lac s’agita; le père fronça les sourcils, sans toutefois rouvrir les yeux.
Avait-il ressenti l’intrusion de Tobin?
Il se retira pour
plutôt tourner son attention vers Virkkunen... Chez qui il ne perçut rien du
tout.
Au même instant, l’artiste
fit taire son sitar en étouffant ses cordes. Il se releva, les yeux rivés sur
Tobin, et s’approcha avec la lenteur et la mesure d’un homme face à une bête
prête à bondir.
« Tu as changé,
dit-il à Tobin. Qu’est-ce que tu veux? »
— J’ai un message de
la part des Trois », dit-il pour être entendu par tout le monde. « Les
Trois m’ont dit de vous dire qu’ils ont respecté leur part du marché. L’énergie
radiesthésique a été rabaissée. À part dans le coin du Centre-Sud, vous ne
courez plus aucun danger. En passant : on m’a aussi dit que le nouveau
niveau était quand même une petite coche au-dessus de ce à quoi vous étiez
habitués… Un petit peu, mais pas trop. Ça devrait rendre vos affaires plus
faciles à partir de maintenant.
Surprise généralisée
dans la pièce. Vasquez s’approcha; les Van Haecht sortirent de leur méditation.
« Sais-tu comment ils ont fait?, demanda Stengers.
— Non »,
mentit-il. La tâche avait été ardue. Ils avaient tenu deux oraisons simultanées,
la première au Terminus, la seconde plus au nord, là même où Madame – Tricane
– s’était sacrifiée. En s’appuyant sur
ces deux piliers, les Trois avaient réussi à redistribuer l’énergie en étalant
la zone bien au-delà des Cercles d’origine. Tobin n’aurait pas pu expliquer comment
ils avaient procédé, exactement. C’était aussi instinctif et naturel que
danser… Et aussi difficile à décrire en mots. « Gordon n’est pas là?
— Non. Qu’est-ce que
tu lui veux?, répondit Virkkunen d’un ton sec.
— Vu que je suis un
initié…
— L’initié d’une anathème,
cracha l’artiste.
— Woah, minute! Vous
l’avez callée anathème après ma mort.
Moi, je n’ai rien à voir avec ce qu’elle a fait après. Il reste que je suis
initié, mais je n’ai personne pour m’enseigner. Vu que Gordon était son maître à
elle, et qu’il m’a ramené à la vie, je pensais que…
— Oui, oui, bien sûr,
bien sûr, intervint Latour. Nous nous occuperons de toi. Mais il y plus
important encore… Nous attendions avec impatience que la situation locale
devienne, comment dire, tolérable. Maintenant que c’est dans la poche, il est grand
temps que nous passions aux choses sérieuses : le prochain tour de la Joute… »
Une excitation palpable gagna tout le monde – à l’exception de Virkkunen.
Qu’est-ce que c’était
que cette Joute dont Tobin n’avait jamais entendu parler? Même en tâtant
prudemment, il ne trouva pas d’image claire dans les esprits des autres.
C’était sans
importance. S’il pouvait continuer sa formation auprès d’un Maître, il pourrait
acquérir la théorie dont les Trois avaient cruellement besoin. Mais il fallait
faire gaffe : Virkkunen l’avait désormais à l’œil…
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