dimanche 1 janvier 2017

Le Nœud Gordien, épisode 451 : Harré

Pendant que la porte de l’ascenseur se refermait devant lui, Harré eut tout juste le temps de reconnaître la fille de ses visions, l’une des pièces de l’impossible puzzle qu’il avait composé avant que les Seize le rattrapent et le tuent. Il lui fit le même clin d’œil que lors de leur première rencontre, à Zurich, alors qu’il n’était qu’un fantôme.
Mais il n’était plus un fantôme…
Il avait perçu la faille et saisi l’occasion. Il avait suivi le fil d’Ariane, et retrouvé un corps.
Après tout ce temps prisonnier, d’abord de son propre filet de sûreté, puis d’un espace vierge dans la tête d’un autre, il se retrouvait en proie à une explosion de sensations et d’émotions mélangées. Confusion. Détresse. Exaltation.
Mais cette explosion signalait son retour à la corporalité. Et le début de la fin…
« Est-ce que ça va, papa? », demanda le plus jeune des deux garçons qui l’avaient évacué. Harré se contenta de hocher la tête. Sa bouche était pâteuse, sa langue lourde.
« Qu’est-ce qui t’es arrivé? », demanda l’autre, pétri d’inquiétude.
« Plus tard, répondit-t-il d’une voix rauque. Sortez-moi d’abord d’ici… » Il l’avait tout de suite ressenti : il s’était réveillé entouré de Maîtres.
Dès que les portes s’ouvrirent sur le rez-de-chaussée, le plus jeune s’élança vers la sortie en déclarant : « Je vais chercher la voiture! »
Harré s’appuya sur l’autre pour tenter de se relever. Ses jambes étaient faibles, mais il réussit à se maintenir debout, le temps d’un pas chancelant. Le deuxième fut déjà plus assuré. Il sursauta en entendant un ding derrière lui. La porte de l’ascenseur, entravée par le fauteuil roulant, s’était rouverte automatiquement. Chaque fois qu’elle échouait à se refermer, elle émettait le même son de cloche. Ding! Il clopina jusqu’à la rue au rythme des dings répétitifs, craignant à chaque instant que les Maîtres l’aient démasqué, qu’ils se lancent à ses trousses.
La voiture vint le cueillir dès qu’il mit le pied dehors, un véhicule spacieux à la carrosserie futuriste qu’il avait parfois entrevue dans ses visions. Ce n’est pas futuriste : c’est le présent, se dit-il. J’y suis, maintenant.
« On va où?, demanda le conducteur.
— Loin. Vite. »
Le garçon obéit sans hésiter. Il attendit de s’être éloigné de plusieurs coins de rue pour demander : « Et maintenant?
— À notre hôtel, peut-être?, suggéra l’autre.
— Non, répondit Harré, catégorique. Je dois faire… quelque chose. Urgent. Trouvez-moi un endroit sûr. Et ne parlez pas à personne d’ici là!
— Même pas Arie?
— Non, répondit-il à l’aveuglette. Personne. C’est d’une importance capitale!
Les deux garçons échangèrent un regard. « Papa… Tu nous fais peur », dit le plus vieux
« Je vous expliquerai plus tard. Faites-moi confiance. »
Il ferma les yeux et fit mine de se recueillir; les garçons n’insistèrent pas.
Ses "fils" lui trouvèrent une chambre d’hôtel en deux temps, trois mouvements. Une fois seul, il put prendre la pleine mesure de sa nouvelle réalité.
Le feu d’artifice émotionnel avait eu le temps de se calmer quelque peu. Harré découvrit dans la glace son nouveau visage. Il portait les traits d’un homme tout à fait ordinaire, ni jeune ni vieux, ni beau ni laid. Il trouva un portefeuille dans ses poches. À en croire ses cartes d’identité, il avait usurpé la chair d’un certain Arthur Van Haecht.
Harré devait maintenant s’assurer de se l’approprier définitivement. Il chercha la metascharfsinn… Mais il ne trouva rien.
Panique. Il avait défié la mort afin de compléter son œuvre. Mais comment pourrait-il l’accomplir, sans sa magie?
Après un instant, il se ressaisit. Réapprendre à respirer lui avait pris cinq secondes; marcher, une minute. Après tout ce temps désincarné, était-ce si surprenant qu’il doive reconquérir une à une ses anciennes capacités?
Il passa en simple acuité, puis, de fil en aiguille, au prix d’un certain effort, il retrouva le chemin vers l’état de conscience supérieur qu’il avait découvert. Son esprit s’ouvrit comme une fleur de lotus au lever du jour.
Sourire aux lèvres – comment ne pas sourire, dans cet état si merveilleux? –, il étendit sa conscience jusqu’à ce qu’elle recouvre toute la ville.
Ce qu’il découvrit le fit éclater de rire. Comme il l’avait déjà deviné, il se trouvait dans La Cité. Non seulement son Cercle s’y trouvait toujours, mais quelqu’un en avait ouvert un autre. Qui? Impossible de le savoir : la metascharfsinn lui offrait la clé du futur, mais le passé demeurait à jamais hermétique. Il découvrit également que la ville fourmillait d’initiés. La plupart étaient concentrés en un point, là où il s’était réincarné… Il allait devoir se montrer prudent.
Il fut consterné de réaliser que cette brève exploration avait suffi à l’épuiser. Jadis, avant sa mort, il avait pu maintenir la suracuité indéfiniment. Il ne lui restait qu’à espérer qu’une part de son endurance revienne vite.
Il lui restait tout juste l’énergie de jeter un coup d’œil sur le futur. Il détacha sa perception de maintenant pour voir après... Allait-il enfin réussir à accomplir son plan?
« NON! »
Ses sens se butèrent à un mur opaque. Quelque part dans le futur proche, quelqu’un allait réaliser un procédé pour brouiller sa perception. Ironie du sort, c’était dans La Cité qu’il avait expérimenté pour la première fois ce blocage… Narcisse et Jean-Baptiste avaient réussi à le surprendre, à le capturer, à lui extorquer ses secrets. Au final, Harré les avait gagnés à sa cause, mais il aurait suffi que la balle lui crève un organe plutôt qu’un muscle pour mettre fin à ses grandes ambitions. Il y avait de quoi le rendre nerveux.
On frappa à la porte. « Ça va, papa? Aart t’a entendu crier… »
Harré frotta son visage à deux mains. Il aurait tant voulu se trouver encore en metascharfsinn! Il se sentait si infirme! D’un autre côté, son sourire fou et son regard fiévreux n’auraient pas manqué d’avertir ses "fils" que quelque chose ne tournait pas rond avec leur père. Il valait mieux profiter du subterfuge le temps qu’il se remette pleinement sur pied. Il leur ouvrit la porte et leur fit signe de s’asseoir.
« Alors?, demanda l’un.  
— Qu’est-ce qui s’est passé durant la Joute?, demanda l’autre.  
Harré leur annonça, avec une expression consternée : « Ce qui m’a terrassé… Ce n’était pas un accident. Nous avons été trahis. Désormais, nous ne pouvons plus faire confiance à qui que ce soit... »

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