Catherine passa le
reste de l’après-midi le front collé à la fenêtre, torturée par l’incertitude.
Avait-elle agi trop
vite en convoquant ses pairs en assemblée? Et si l’absence de Gordon et de
Berthold s’expliquait, au final, par une raison des plus banales? Une partie de
pêche en cette journée splendide, une virée au cinéma, un long procédé
requérant toute leur attention… Il était facile d’imaginer de bonnes
explications à leur silence.
D’un autre côté… Berthold
l’aurait prévenue de son absence. Et il lui aurait certainement signalé la
perte de ses lunettes à la sortie de sa chambre. Son instinct continuait de
sonner l’alarme, mais il fallait reconnaître que son caractère anxieux la
déclenchait souvent à tort. Quel embarras, si l’un ou l’autre des Maîtres se
présentait au concile traitant de leur disparition!
À dix-neuf heures, ils
n’avaient toutefois pas refait surface. Par ailleurs, ils n’étaient pas les
seuls à manquer à l’appel : seuls Olson, Vasquez, Stengers et Arie s’étaient
déplacés. Le fils Van Haecht, encore en fauteuil roulant, répétait des mantras,
les yeux mi-clos, toujours aux prises avec la compulsion qui le forçait à s’exercer
sans répit.
Catherine allait
déclarer l’ouverture du concile quand Félicia sortit de l’ascenseur. Elle était
pâle – encore plus que d’habitude. Elle se faufila en silence entre les chaises
vides pour s’installer au premier rang. Une fois assise, elle enfonça les mains
sous les aisselles, comme si elle voulait réchauffer ses extrémités, malgré les
30 degrés à l’extérieur.
Avramopoulos arriva juste
après, accompagné par Virkkunen et Polkinghorne. Connaissant le personnage, il
avait dû calculer son retard pour que son entrée soit remarquée, sans pour
autant manquer quoi que ce soit des échanges. Peut-être déçu de ne rien avoir
interrompu, il s’assit nonchalamment en arrière, les bras croisés, l’air
condescendant.
En quelques phrases, Mandeville
décrivit la situation : Latour anormalement absent, ses lunettes
retrouvées sur le sol de l’hôtel – Mandeville ne précisa pas que c’était devant
sa chambre… Elle précisa ensuite que Gordon ne s’était pas présenté à son
rendez-vous avec Félicia.
L’exposition de ses
inquiétudes fut accueillie avec apathie. L’incertitude la tirailla à nouveau.
« Ce n’est que
ça?, ricana Avramopoulos, méprisant. Tu convoques une rencontre d’urgence pour
nous dire que Latour et Gordon ont mieux à faire que prendre les appels de
bonnes femmes? Heureusement que j’ai décroché! Sinon tu aurais fait quoi? Ameuté
la police? Les forces spéciales? Ou peut-être prévoyais-tu te planquer dans un
bunker nucléaire, juste au cas où? Si jamais…
— Elle a raison de
s’inquiéter, interrompit Lytvyn sans se retourner.
— Toi, personne ne t’a
demandé ton avis, rétorqua-t-il. Je… »
Virkkunen signala à
Avramopoulos de se taire; Mandeville fut surprise de le voir obéir. Elle ignorait
la nature précise du lien qui unissait ces deux-là. On savait qu’ils étaient Maître
et novice; on présumait qu’ils étaient amants. Le geste impérieux de celui qui
était, en théorie, subordonné à l’autre, suggérait un rapport plus complexe qu’une
simple hiérarchie.
Lytvyn se leva. Elle
n’avait rien de son aplomb habituel. La jeune femme se tint en silence pendant
un long moment, à chercher ses mots, avant de soupirer et lancer crûment :
« Romuald Harré est vivant. Et dans La Cité. »
Une vague invisible
balaya la pièce. À peu près tout le monde s’avança sur sa chaise; même Arie ouvrit
les yeux et cessa ses incantations. « Félicia… Explique-toi, dit
Polkinghorne.
— J’ai des raisons de
croire que Harré a pris possession d’Arthur Van Haecht durant la petite Joute. »
Mandeville porta la
main à sa bouche, sidérée. « C’était donc ça! », lança Olson.
« Des raisons de croire, dit Avramopoulos
sur un ton glacial. Aurais-tu l’amabilité de nous dire lesquelles? »
Félicia, piteuse comme
jamais, dit : « Gordon et moi, nous avons tenté de communiquer avec
l’impression de Harré. Les choses ont pris une tournure inattendue.
— Une tournure inattendue! », rugit Avramopoulos. Il fondit sur
Félicia et la gifla. « Imbécile! Insolente! Inconsciente! », cracha-il,
accompagnant chaque épithète d’un nouveau coup. Félicia les encaissa sans
chercher à s’en soustraire. À la troisième claque, elle se mit à sangloter.
Les pleurs sortirent
Mandeville de sa stupéfaction : elle s’interposa. Avramopoulos, frustré
dans son élan, leva la main comme pour la frapper, mais il eut le bon sens de s’en
tenir à la menace. Il fit un pas en arrière en la fusillant du regard, le
visage rougi par l’activité soudaine.
Félicia luttait tant
bien que mal contre les pleurs qui la secouaient. Catherine en fut touchée.
Force était de constater que la jeune femme avait su gagner son respect grâce à
son intelligence et son talent; elle ne méritait pas pareille humiliation.
Tournant le dos à Avramopoulos, Mandeville essuya ses pleurs avec ses doigts,
comme une mère avec son enfant. Le geste, spontané et plein de sollicitude, eut
tôt fait de la rendre mal à l’aise. Félicia, pour sa part, l’accueillit avec l’esquisse
d’un sourire triste. Elle tira un mouchoir de sa poche et épongea ses yeux. On
pouvait encore distinguer la marque des gifles imprimée sur sa joue. « Excusez-moi,
dit-elle en reniflant.
— Ne t’en fais pas,
dit Mandeville, tentée de la prendre dans ses bras pour mieux la consoler, effrayée
à l’idée de le faire.
— Ce n’est pas que ça…
Je pense que je suis encore en état de choc : je viens d’être victime d’une
tentative de meurtre. Ça va aller, insista-t-elle en voyant Mandeville réagir.
La cible était Tobin. Qui, par ailleurs, dit savoir où se trouve Harré.
— Tobin? Pourquoi
n’est-il pas ici, alors?, demanda Mandeville.
— C’est l’autre
problème, répondit Félicia en grimaçant.
— Quoi encore?
— Il n'est pas celui que nous croyions... »
— Il n'est pas celui que nous croyions... »
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