dimanche 30 avril 2017

Le Nœud Gordien, épisode 468 : État de choc

Les fenêtres du 4x4 étaient constellées de trous de balles, desquels rayonnaient de multiples fêlures. Quelque chose dans le bruit du moteur laissait deviner que la mécanique ne s’en était pas sorti indemne.
Félicia aurait dû être en pleine panique, mais ses émotions lui apparaissaient distantes, presque étrangères. On lui avait tiré dessus. Tobin avait fait disparaître un homme. Tout cela lui semblait irréel, une hallucination. Elle se dit, avec détachement, qu’elle devait être en état de choc.
Plusieurs impacts avaient percé la portière côté passager. Elle y mit le doigt comme Thomas dans les plaies du Christ, cherchant peut-être à s’ancrer dans le monde, à se convaincre de la réalité de ce qu’elle venait de vivre. Son autre main était crispée autour de la ceinture de sécurité sur sa poitrine.
Elle jeta un regard oblique vers Tobin, qui conduisait vers le nord en silence, les yeux fixés sur la route. Qu’avait-il fait au motard? Comment avait-il acquis ces capacités inouïes? À moins qu’il soit en fait Harré!
Bien que Félicia n’ait rien dit, Tobin fit non de la tête.
Tu peux percevoir ce que je pense, c’est ça?
« Oui, avoua-t-il à voix haute.
— Arrête-toi.
— Félicia…
Arrête-toi tout de suite! »
Il se rangea sur le côté de la route. Elle se tourna sur son siège pour lui faire face. « Quoi, tu es comme les Trois, maintenant?
— Quelque chose comme ça…
— Christ, Karl… Es-tu avec nous ou contre nous? Tu es de quel bord?
— Y’a pas de bord. Toutt’ est toutt’.
— Ouais, ben toutt’ vient de me tirer dessus parce que j’ai fait l’erreur de te faire confiance… » Elle détacha rageusement sa ceinture et débarqua du véhicule en claqua la porte.
« Je t’assure qu’il y a une explication logique et rationnelle à tout cela! », dit l’autre en débarquant à son tour. Encore un changement de registre, pensa-t-elle.
« Je n’utilise pas le même registre parce que ce n’est plus Tobin qui parle. » Félicia s’arrêta net. « Mais non : ce n’est pas Harré non plus. » Elle se retourna, les bras croisés, le visage inexpressif, prête à exiger des réponses. Son expression résolue ne tint qu’une seconde avant que l’adrénaline cesse de la soutenir. Un voile tomba sur son champ de vision et ses jambes se dérobèrent sous elle. Elle sentit les bras musclés de l’homme l’attraper avant qu’elle ne s’écrase sur l’asphalte. Il la soutint jusqu'à ce qu’elle puisse s’asseoir sur les marches de l’immeuble le plus proche. Elle put alors reprendre son souffle. Elle se sentait faible, fatiguée… Comme si un coup de vent suffirait à la faire défaillir à nouveau.
« Se faire tirer dessus… Je t’assure que je ne souhaite pas ça à personne, dit l’homme doucement. L’impact des balles. La peau trouée. La vie qui s’en va… J’allais mourir, Félicia. Ne lui en veux pas : Tobin a fait ce qu’il fallait. Il a pris ma place dans la Trinité. Il a sauvé mon âme, à défaut de mon corps. »
L’esprit de Félicia fonctionnait au ralenti, mais l’homme lui laissa le temps de décoder le sens de son propos. « Timothée?
— Oui. Depuis ma mort clinique, je me retrouve écartelé entre trois corps, jamais le mien, mon esprit intégré à celui des autres… Parfois, lorsque nous sommes loin du Terminus, je parviens à retrouver qui j’étais, à prendre le dessus sur les autres. Ça ne leur plaît pas toujours… C’est la raison pourquoi je voulais te parler…
— Je croyais que Martin voulait me parler…
— Maintenant que tu sais… Ça ne fait aucune différence si c’est moi ou lui, n’est-ce pas? Toutt’ est toutt’, comme dirait l’autre. »
Félicia exhala longuement. Elle ne voulait rien de plus que se rouler en boule sous une couette et dormir pendant mille ans. « Qu’est-ce que tu me veux?
— Félicia… Peux-tu faire pour moi le procédé dont Gordon s’est servi pour ramener Tobin?
— Je ne sais pas si j’en suis capable…
— Pourtant, tu t’y entraînes depuis des semaines… »
Il lui fallut une seconde pour réaliser qu’avec un télépathe à l’Agora, les Trois ne devaient rien ignorer de ce qui s’y tramait. Elle avait été victime d’espionnage… De voyeurisme psychique. Il y avait de quoi se sentir outrée. « Tu crois que je vais t’aider, après toutes ces tromperies?
— Tu dois quand même une faveur à Martin…
— Une faveur!? C’est culotté, de la part d’un imposteur… un traître! »
Quelque chose dans le visage de l’homme s’assombrit au point de devenir menaçant. Était-ce Tobin qui ruait à l’arrière-scène? Le changement ne dura qu’un instant, comme un nuage passant devant le soleil. « Alors voici un nouveau marché, offrit Timothée d’une voix calme. Tu me redonnes un corps et moi, je te conduis là où Van Haecht se cache. Ou devrais-je dire Harré? »
Ça, c’était une autre paire de manches. L’esprit de Félicia sortit de la mélasse tout d’un coup. Arrêter Harré avant qu’il sévisse était sa priorité absolue. « Sérieusement?
— Sérieusement.
— Pour le procédé… Vous disposez, comment dire, d’un corps d’accueil?
— On s’en occupe.
— Je ne peux pas garantir le succès, mais j’accepte de tenter ma chance.
— On ne demande pas plus.
— Mais avant toute chose, vous allez devoir remplir votre part du marché. » Timothée ouvrit la bouche, mais Félicia ne le laissa pas parler. « Je n’ai absolument aucune raison de vous faire confiance. Mais moi, je n’ai pas l’intention de vous tromper. Tu peux vérifier », dit-elle en tapotant son front du doigt.
« Marché conclu, dit-il.
— Va falloir faire ça bientôt. Ce soir, si possible. Après le concile.
— Entendu.
— Excellent. Ramène-moi à l’Agora, conclut-elle. Je dois commencer à me préparer… »
Ce nouvel espoir la mobilisa tant qu’elle en oublia de demander à Tobin qui pouvait lui en vouloir au point de l’avoir attaqué en plein jour, au beau milieu du centre-ville.

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