dimanche 2 avril 2017

Le Nœud Gordien, épisode 464 : Gordium, 3e partie

Deux agents en uniforme sortirent de la voiture.
La possibilité que leur effraction soit découverte avait été balayée par Alexandre comme un risque acceptable. Il avait peut-être été naïf : il suffisait que les agents remarquent le moindre indice pour qu’ils soient foutus. « Merde! La clim! Ils vont voir pas où on est entrés! » Le cœur battant, Alexandre voulut accourir pour la réparer avant que les agents n’aient contourné la maison, mais son oncle le retint.
Édouard gardait les yeux vissés sur les policiers qui avançaient à pas de loup vers l’entrée, la main sur la poignée de leur arme. Alexandre se voyait déjà arrêté, condamné, emprisonné – si Claude et sa mère ne le tuaient pas avant.
Les agents ne se rendirent pas à la porte. Leur regard alerte devint vague; ils firent volte-face, retournèrent à la voiture, et repartirent comme si de rien n’était. Alexandre éclata de rire. Dans l’urgence du moment, il n’avait pas supposé que les policiers seraient exposés eux aussi à la magie de Gordon.
« Ne traînons pas », suggéra Édouard. Ils descendirent.
Le sous-sol était composé d’une seule pièce. Trois des murs étaient recouverts de panneaux noirs en bois verni. Le quatrième supportait une télé à écran géant devant laquelle se trouvaient un sofa de cuir et une table basse. La bouteille de scotch et le verre à moitié vide sur la table représentaient les premiers signes tangibles d’occupation.
Un mannequin drapé d’une toge rouge se tenait dans un coin, une couronne de laurier dorée posée sur sa tête. Une épée dans son fourreau pendait à son ceinturon; sa main droite tenait une coupe dorée; la gauche, un grand bâton gravé de motifs angulaires.
Alex soupira. « La cassette n’a pas l’air d’étre ici non plus…  
— Ouais. Faut dire que si quelqu’un l’a prise, il ne voulait pas qu’elle soit vue. Les chances sont bonnes qu’elle ait été détruite. Fouillons quand même, on ne sait jamais… »
Édouard alla examiner le mannequin de plus proche; pour sa part, Alex se laissa tomber sur le sofa, abattu. Il avait envie de pleurer, de crier, de tout détruire, mais pas la force de le faire. Il savait que son père ne s’était pas suicidé, mais l’impossibilité de démontrer que Gordon était responsable de sa mort lui pesait. Une juste colère grondait en lui… L’absence de preuve l’empêchait de la laisser tonner.
Il s’était assis sur la télécommande; il la saisit et, machinalement, alluma le téléviseur. Un canal de nouvelles en continu apparut à l’écran. Le volume avait été réglé à zéro, mais l’image était sous-titrée en grosses lettres blanches : Bains de sang dans la Petite-Méditerranéeune nouvelle guerre des gangs?
Il but une longue lampée de scotch à même la bouteille. Il n’en avait jamais goûté de si bon, mais la boisson n’aida en rien sa morosité.
« Alex, dit Édouard derrière lui. Faut que tu viennes voir ça… »
Le jeune homme se retourna pour voir son oncle en train d’ouvrir les panneaux sur le mur, révélant un fond tapissé de liège, comme un tableau d’affichage. Sa surface était recouverte de clous et de bandelettes de papier épinglées. Des fils colorés reliaient les clous entre eux dans un montage si dense qu’à certains endroits, on ne voyait plus le fond. « Qu’est-ce que c’est?
— J’en crois pas mes yeux », répondit Édouard. Il n’avait pas fini d’ouvrir le dernier panneau qu’il avait son téléphone en main pour photographier le montage.
« Qu’est-ce que c’est? », répéta Alexandre, sans obtenir de réponse d’Édouard, trop absorbé à prendre des clichés en rafale. Il s’extirpa du divan et s’approcha assez pour voir qu’un nom était écrit sur chaque morceau de papier. « Je ne suis pas certain de comprendre…
— Les policiers qui enquêtent sur le crime organisé utilisent ce genre de schémas, répondit-il sans ralentir sa mitraille. Ça leur permet d’avoir une idée claire de la hiérarchie, qui travaille avec qui, pour qui…
— Ben voyons! Il n’y a pas autant de gangsters que ça dans La Cité!
— C’est ce qui est impressionnant… C’est tellement complexe, ç’a dû prendre des centaines d’heures… Ce n’est pas que la pègre. C’est toute la ville!
— Hein?
— Peut-être pas tout le monde, mais regarde… Là, c’est le conseil municipal… À côté, le service de police. Tu vois : Claude est ici. Et…
— Quoi?
— Là. C’est moi. Et toi… »
Un clou identifié au nom d’Alexandre Legrand était effectivement planté non loin de celui d’Édouard. Un frisson courut son échine : parmi ceux qui étaient liés à son clou, il aperçut Sabrina et Laurence. Lui qui considérait ses trois maîtresses comme un secret bien gardé, il découvrait que seule la plus récente – Maélie – demeurait inconnue de Gordon.
Qui l’eut cru : la paranoïa de son père, sa crainte constante d’être observé, suivi, victime de complots, tout cela s’avérait… justifié.
Son père…
Les yeux d’Alexandre remontèrent les fils rattachés à son clou. Tout le monde s’y trouvait : sa famille, ses amis, ses collègues… Et l’un d’eux, fiché au milieu d’un vide relatif, avait l’étiquette percée d’une punaise rouge. Philippe Gauss.
Que signifiait cette marque? L’esprit d’Alexandre s’emballa.
Pourquoi Gordon a-t-il transpercé le nom de mon père?
Pourquoi ne l’a-t-il pas simplement retiré à sa mort?
Le noir est symbole de mort.
Le rouge est symbole de sang.
Gordon a voulu percer mon père, faire couler son sang.
Gordon a tué mon père.
Ce syllogisme, bien que plausible, tenait sur des fondements pour le moins chancelants. Mais aux yeux d’Alexandre, la conclusion était aussi claire et logique que s’il avait trouvé la cassette, et qu’elle avait montré Gordon en flagrant délit.
Il vécut un instant d’hébétude, pendant lequel il ne ressentit qu’un vide immense – sans pensée, sans émotion, sans rien, comme s’il avait été drainé de son humanité.
Sa stupeur ne dura qu’un moment. Une colère indicible déferla dans le vide et l’envahit avec une soudaineté étourdissante. Le jeune homme agrippa une poignée de fils et tira avec énergie. Chacun d’eux pris séparément pouvait céder face à une force minimale; l’enchevêtrement s’avéra beaucoup plus coriace. Quelques clous tombèrent, mais la cohérence du montage fut à peine affectée. Il rajusta sa poigne, et…
« Alex, non! », s’exclama Édouard. Alexandre voyait rouge, furieux comme un taureau dans l’arène. Il redoubla dans ses efforts. Édouard s’interposa; il réussit à lui faire lâcher prise, à le forcer à reculer d’un pas. Cette nouvelle contrariété l’enragea davantage.
En trois enjambées, il se rendit au mannequin et dégaina l’épée, avant de revenir à la charge vers le tableau en hurlant. Édouard n’eut d’autre choix que de s’écarter.
Le premier coup se logea dans le liège du tableau, laissant une profonde encoche; le second fit davantage de dégâts. L’épée cérémoniale n’était que peu tranchante, mais Alexandre s’acharna avec une vigueur infernale jusqu’à ce qu’aucune section ne demeure intacte. Des clous et des fils s’entassaient pêle-mêle sur le sol; des sections entières du panneau gisaient en éclats. L’épée qu’il tenait encore était désormais toute tordue.
À bout de souffle, à bout de force, il tomba à genoux. Sa fureur avait été consumée par la violence; il ne restait plus que le vide d’avant la tempête.
Édouard le fixait, livide. « Côté ne pas laisser de traces, c’est raté », dit-il. Il força un sourire en aidant son neveu à se relever. « Remarque, c’était prévisible : un tas de fils, une épée et un Alexandre Legrand… Ça ne pouvait pas finir autrement! »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire