dimanche 16 avril 2017

Le Nœud Gordien, épisode 466 : Angle mort

Félicia s’était attendue à ce que Tobin l’amène dans l’une des petites pièces du deuxième; il descendit plutôt jusqu’à la sortie. « On ne peut pas parler ici?
— On va aller faire un tour, toi pis moi », répondit-il. Félicia s’arrêta net. Tobin s’esclaffa. « J’avoue que ça sonnait quelque peu sinistre. En fait, j’agis à titre d’émissaire. Martin aimerait s’entretenir avec toi. »
Quelque peuÉmissaire? Entretenir? Elle avait assez fréquenté Karl pour savoir qu’il s’exprimait souvent par monosyllabes – quand ce n’était pas de simples grognements. Depuis quand avait-il adopté ce niveau de langage? « Ce n’est pas un bon moment », répondit-elle. La disparition apparente de Gordon et Latour la perturbait. Dans le meilleur des cas, les deux Maîtres avaient entrepris ensemble un procédé de longue haleine requérant une concentration sans faille. Mais elle craignait plutôt que Harré ait repris sa purge meurtrière. Elle n’avait plus le choix : si Gordon ne répondait pas à la convocation de Mandeville, elle allait devoir révéler à tous le retour de Harré. Et sa part de responsabilité dans ce fiasco.
Tobin insista. « Pour être sincère, tu as l’air d’avoir besoin de te changer les idées. Une petite ballade te ferait du bien.
— Aller dans le Centre-Sud n’est pas exactement mon genre de petite ballade
— En fait, Martin t’attend au centre-ville.
— Comment ça, il m’attend? »
Tobin haussa les épaules. « Moi, je ne fais que passer le message… »
Il restait quatre heures avant l’assemblée. Tobin n’avait pas tort : si elle restait à tourner en rond à l’Agora, la tension continuerait à l’user. Elle pouvait recevoir un signe de Gordon ici ou ailleurs; changer de décor en attendant ne lui ferait pas de mal. « Ok. Allons-y.
— On prend mon char », dit Tobin. Quelques minutes plus tard, ils roulaient sur l’autoroute alignée avec les gratte-ciels du centre-ville, la charpente du Hilltown – encore en cours de restauration – trônant au-dessus des autres.
Tobin négocia la sortie vers le Centre. La grisaille du macadam laissa place à la verdure des larges boulevards couverts de passants par centaines. Félicia réalisa qu’elle n’avait pas vu le printemps passer, aux prises avec les multiples exigences de Gordon. Elle enviait ces gens, touristes ou travailleurs, qui déambulaient, téléphone ou bouteille à la main, avec la lenteur d’automates aux piles vidées. Mais pouvait-elle penser à la caresse du soleil, aux journées interminables, aux pichets de sangria, quand Harré rôdait on ne sait où en train de manigancer on ne sait quoi, quand Gordon et Latour avaient peut-être déjà succombé?
Elle jeta un coup d’œil à son téléphone. Toujours rien. L’impulsion de relancer Gordon à nouveau demeurait forte, mais un message supplémentaire changerait quoi? Elle rempocha son appareil juste à temps pour remarquer un changement dans l’attitude de Tobin. Il était passé d’une posture relaxe, accoudé à la fenêtre, à celle du tigre s’apprêtant à bondir.
La voiture ralentit à l’approche d’un feu de circulation.  « Regarde dans le coffre à gants », dit Tobin en détachant sa ceinture de sécurité. Interloquée par la commande soudaine, elle s’exécuta. Le coffre recelait une arme de poing, posée sur une liasse de paperasse. Elle allait lui demander à quoi cela rimait quand une moto sport vint se glisser entre les colonnes de voitures pour s’immobiliser à leur hauteur. Le conducteur était vêtu de cuir des pieds à la tête; un casque noir à la visière opaque masquant ses traits. Il braqua sur eux le canon d’un pistolet-mitrailleur.
Surprise, Félicia échappa un cri désarticulé; Tobin réagit de manière plus décisive. Pivotant sur son siège, il ouvrit la portière et la poussa avec ses deux jambes de toutes ses forces. L’impact renversa la motocyclette. Sans même se soucier de refermer la porte, Tobin appuya sur le champignon. Félicia s’agrippa de toutes ses forces au tableau de bord en s’attendant au pire.
Ils eurent de la chance : les conducteurs sur la voie transversale furent assez alertes pour freiner à temps. L’un d’eux se fit emboutir par-derrière dans un tonnerre de klaxons.
Le cœur battant, Félicia se tourna pour voir l’assaillant se remettre en selle et s’élancer à leurs trousses. « Mais qu’est-ce qu’il nous veut?!
— Prends le gun », répondit Tobin avec un flegme étonnant. Elle obéit. L’arme était lourde dans sa main, plus lourde qu’elle l’aurait cru. « Tire-lui dessus. » Félicia resta stupéfaite. « Allez! Qu’est-ce que tu attends? »
Tobin brûla un nouveau feu rouge en braquant à droite, s’insérant ainsi dans le flot du trafic au prix de quelques nouveaux coups de klaxon. Félicia se retourna avec quelque difficulté sur son siège et passa le haut du corps par la fenêtre de la jeep. L’assassin zigzaguait entre les voitures, les deux mains sur le volant; à tout le moins, elle ne se ferait pas tirer dessus…
Peu à l’aise avec les armes à feu, dans une position instable, il lui était impossible de viser correctement. Le motocycliste aperçut toutefois qu’il était tenu en joue; il baissa la tête. Peut-être que cette menace suffirait à le ralentir… Les cheveux dans le vent, elle continua à brandir l’arme, à défaut de tirer.
Mauvaise nouvelle pour eux : le trafic s’amenuisait un peu plus à chaque intersection. Les rues commerciales du Centre laissèrent place à d’autres, plus décrépites et proportionnellement moins achalandées.
« Pas par-là! On va aboutir dans le Centre-Sud!, hurla Félicia.
— Je sais ce que je fais », cria Tobin en retour. Elle aurait bien aimé le croire : plus loin, des cubes de béton bloquaient la voie; ils ne pourraient pas aller plus loin. Acculés au pied du mur, elle doutait que son pistolet fasse le poids devant un assassin armé d’une mitraillette.

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