Félicia s’était
attendue à ce que Tobin l’amène dans l’une des petites pièces du deuxième; il
descendit plutôt jusqu’à la sortie. « On ne peut pas parler ici?
— On va aller faire un
tour, toi pis moi », répondit-il. Félicia s’arrêta net. Tobin s’esclaffa.
« J’avoue que ça sonnait quelque peu sinistre. En fait, j’agis à titre
d’émissaire. Martin aimerait s’entretenir avec toi. »
Quelque peu? Émissaire?
Entretenir? Elle avait assez fréquenté
Karl pour savoir qu’il s’exprimait souvent par monosyllabes – quand ce n’était
pas de simples grognements. Depuis quand avait-il adopté ce niveau de langage? « Ce
n’est pas un bon moment », répondit-elle. La disparition apparente de
Gordon et Latour la perturbait. Dans le meilleur des cas, les deux Maîtres
avaient entrepris ensemble un procédé de longue haleine requérant une
concentration sans faille. Mais elle craignait plutôt que Harré ait repris sa
purge meurtrière. Elle n’avait plus le choix : si Gordon ne répondait pas
à la convocation de Mandeville, elle allait devoir révéler à tous le retour de
Harré. Et sa part de responsabilité dans ce fiasco.
Tobin insista. « Pour
être sincère, tu as l’air d’avoir besoin de te changer les idées. Une petite
ballade te ferait du bien.
— Aller dans le
Centre-Sud n’est pas exactement mon genre de
petite ballade…
— En fait, Martin t’attend
au centre-ville.
— Comment ça, il m’attend? »
Tobin haussa les
épaules. « Moi, je ne fais que passer le message… »
Il restait quatre
heures avant l’assemblée. Tobin n’avait pas tort : si elle restait à
tourner en rond à l’Agora, la tension continuerait à l’user. Elle pouvait recevoir
un signe de Gordon ici ou ailleurs; changer de décor en attendant ne lui ferait
pas de mal. « Ok. Allons-y.
— On prend mon char »,
dit Tobin. Quelques minutes plus tard, ils roulaient sur l’autoroute alignée
avec les gratte-ciels du centre-ville, la charpente du Hilltown – encore en
cours de restauration – trônant au-dessus des autres.
Tobin négocia la
sortie vers le Centre. La grisaille du macadam laissa place à la verdure des
larges boulevards couverts de passants par centaines. Félicia réalisa qu’elle n’avait
pas vu le printemps passer, aux prises avec les multiples exigences de Gordon.
Elle enviait ces gens, touristes ou travailleurs, qui déambulaient, téléphone
ou bouteille à la main, avec la lenteur d’automates aux piles vidées. Mais pouvait-elle
penser à la caresse du soleil, aux journées interminables, aux pichets de
sangria, quand Harré rôdait on ne sait où en train de manigancer on ne sait
quoi, quand Gordon et Latour avaient peut-être déjà succombé?
Elle jeta un coup
d’œil à son téléphone. Toujours rien. L’impulsion de relancer Gordon à nouveau
demeurait forte, mais un message supplémentaire changerait quoi? Elle rempocha
son appareil juste à temps pour remarquer un changement dans l’attitude de
Tobin. Il était passé d’une posture relaxe, accoudé à la fenêtre, à celle du
tigre s’apprêtant à bondir.
La voiture ralentit à
l’approche d’un feu de circulation. « Regarde
dans le coffre à gants », dit Tobin en détachant sa ceinture de sécurité.
Interloquée par la commande soudaine, elle s’exécuta. Le coffre recelait une
arme de poing, posée sur une liasse de paperasse. Elle allait lui demander à
quoi cela rimait quand une moto sport vint se glisser entre les colonnes de
voitures pour s’immobiliser à leur hauteur. Le conducteur était vêtu de cuir
des pieds à la tête; un casque noir à la visière opaque masquant ses traits. Il
braqua sur eux le canon d’un pistolet-mitrailleur.
Surprise, Félicia échappa
un cri désarticulé; Tobin réagit de manière plus décisive. Pivotant sur son
siège, il ouvrit la portière et la poussa avec ses deux jambes de toutes ses
forces. L’impact renversa la motocyclette. Sans même se soucier de refermer la
porte, Tobin appuya sur le champignon. Félicia s’agrippa de toutes ses forces
au tableau de bord en s’attendant au pire.
Ils eurent de la
chance : les conducteurs sur la voie transversale furent assez alertes
pour freiner à temps. L’un d’eux se fit emboutir par-derrière dans un tonnerre
de klaxons.
Le cœur battant,
Félicia se tourna pour voir l’assaillant se remettre en selle et s’élancer à
leurs trousses. « Mais qu’est-ce qu’il nous veut?!
— Prends le gun »,
répondit Tobin avec un flegme étonnant. Elle obéit. L’arme était lourde dans sa
main, plus lourde qu’elle l’aurait cru. « Tire-lui dessus. » Félicia
resta stupéfaite. « Allez! Qu’est-ce que tu attends? »
Tobin brûla un nouveau
feu rouge en braquant à droite, s’insérant ainsi dans le flot du trafic au prix
de quelques nouveaux coups de klaxon. Félicia se retourna avec quelque
difficulté sur son siège et passa le haut du corps par la fenêtre de la jeep.
L’assassin zigzaguait entre les voitures, les deux mains sur le volant; à tout
le moins, elle ne se ferait pas tirer dessus…
Peu à l’aise avec les
armes à feu, dans une position instable, il lui était impossible de viser
correctement. Le motocycliste aperçut toutefois qu’il était tenu en joue; il
baissa la tête. Peut-être que cette menace suffirait à le ralentir… Les cheveux
dans le vent, elle continua à brandir l’arme, à défaut de tirer.
Mauvaise nouvelle pour
eux : le trafic s’amenuisait un peu plus à chaque intersection. Les rues
commerciales du Centre laissèrent place à d’autres, plus décrépites et
proportionnellement moins achalandées.
« Pas par-là! On
va aboutir dans le Centre-Sud!, hurla Félicia.
— Je sais ce que je
fais », cria Tobin en retour. Elle aurait bien aimé le croire : plus
loin, des cubes de béton bloquaient la voie; ils ne pourraient pas aller plus
loin. Acculés au pied du mur, elle doutait que son pistolet fasse le poids
devant un assassin armé d’une mitraillette.
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