dimanche 14 août 2011

Le Noeud Gordien, épisode 183 : Les disciples, 6e partie

Le cœur de Narcisse bondit lorsqu’on annonça enfin l’arrivée de son vieil ami. Leur dernière rencontre remontait à près de deux ans auparavant; ils correspondaient fréquemment, mais leurs lettres ne pouvaient traiter de ce qui intéressait le plus… Narcisse accueillit Jean-Baptiste en l’embrassant sur les deux joues avant de le conduire à la salle de séjour adjacente. Une théière fumante les attendait déjà.
« Quel plaisir de te revoir, vieux frère! », dit Narcisse en s’asseyant, inquiet de constater que l’apparence de Jean-Baptiste s’était encore détériorée. Il avait le teint bileux, le dos voûté; il tenait à la main un mouchoir pour étouffer ses fréquentes quintes de toux.
« Comment va la famille? 
— Ah, tu sais : les femmes… La mienne ne cesse de me casser les oreilles avec telle ou telle mode en soutenant qu’elle est la dernière à ne pas avoir adoptée… Sa dernière lubie est de fréquenter Mme Fawcett et ses suffragettes… »
Jean-Baptiste ne cachait pas son amusement, quoique son sourire fut déformé par un accès de toux. « Dommage que nous gardions notre arme secrète pour des projets de plus grande envergure; je suis convaincu qu’elle amènerait beaucoup de quiétude dans ton ménage!
— J’ai même appris l’hypnose dans l’espoir de museler son enthousiasme », répondit Narcisse le plus sérieusement du monde. « Mais elle ne peut passer une minute sans qu’une idée traverse sa petite tête et divertisse son attention, détruisant mon effort… »
Jean-Baptiste jeta un coup d’œil à la grande toile qui agrémentait la salle de séjour. Elle représentait M. Hill et sa jeune épouse; elle avait été réalisée en 1889, l’année de leur mariage. « Elle ne semble pas bien méchante », dit Jean-Baptiste en la pointant avec un sourire renouvelé. Il avait rencontré Mme Hill assez souvent pour savoir parfaitement que onze ans plus tard, elle n’avait plus rien en commun avec la créature virginale qui apparaissait sur le tableau.
Narcisse poussa un soupir avant d’ajouter : « Avoir su qu’une femme vieillissait d’un an chaque année!
— Qui l’eût cru! 
— C’est bon de te revoir », répéta Narcisse. « Et toi? Comment vont tes affaires? 
— Les choses ne se sont pas passées comme nous l’espérions.
— Ne t’en fais pas : il est évident que nous ne pourrons pas répéter chaque fois le succès que nous avons eu à orchestrer l’alliance entre la France et la Russie… Mais avec du temps et un peu de chance, nous saurons nous instiller dans la Triple Alliance comme nous l’avons fait ici… Nous…
— Je me suis mal exprimé… » Jean-Baptiste s’avança pour chuchoter, comme s’il craignait qu’on ne l’entende.  « Ce n’est pas par quelque malchance que nous avons échoué à Vienne, mais plutôt par l’intervention d’un individu… »
Narcisse bondit sur ses pieds si soudainement que Jean-Baptiste sursauta. « Schachter? Herman Schachter? Lui as-tu parlé? Lui as-tu demandé ce que je voulais savoir?
— Non, non, pas Schachter… Un diplomate attaché au roi Georges de Grèce… Un certain Avramopoulos…
— Un autre des Seize?
— Je crois bien que non… Schachter n’était intéressé qu’à faire respecter ces cinq principes que nous observions déjà…
— Et lui, comment s’est-il fait connaître?
— C’était pendant une soirée à laquelle j’assistais avec nos alliés Russes; durant tout le repas, il m’a lorgné avec un sourire amusé. Il n’était accompagné que d’un entourage restreint; je l’ai donc approché afin de lui demander ce qu’il trouvait si amusant.
— Et?
— Il a agréé mes salutations avant de me dire plutôt sèchement qu’il savait qui nous étions et ce que nous faisions…
— C’est une allusion qui ne dit rien sur ses connaissances réelles…
— C’est justement ce que j’ai pensé; pour en savoir davantage, j’ai tenté de lui faire ingérer notre philtre pour obtenir des réponses…
— De deux choses l’une : soit tu as vérifié qu’il n’avait pas d’importance, soit tu as pu lui tirer quelque secret…
— La bonne réponse est une troisième possibilité que je n’avais guère crue possible…
— Quoi donc?
— Les circonstances m’apparaissaient parfaitement alignées : j’avais versé les gouttes dans sa coupe à l’abri des regards, j’avais réussi à l’amener à l’écart pour mieux l’interroger… Lorsqu’il but, il me regarda droit dans les yeux; après qu’il eut fini de boire, j’observai qu’il ne présentait pas la somnolence habituelle. Il me regardait plutôt avec ce même sourire détestable. Il me dit : votre potion ne m’affectera pas, pas plus que ceux qui sont sous ma protection.
— Vraiment!
— Je pris peur; je l’avais approché avec la confiance du chasseur armé de son fusil, voilà que le fauve m’apprenait qu’il était chargé à blanc. Je m’enfuis immédiatement; le lendemain, je prenais le train qui m’amena jusqu’ici. »
Narcisse se laissa tomber lourdement dans sa chaise. « Sommes-nous condamnés à toujours entrevoir les traces de gens mieux instruits que nous ne le sommes? Alors que nous courrions l’Espagne il y a presque vingt-cinq ans…
— Déjà vingt-cinq ans!
— …les Disciples nous apparaissaient des luminaires de savoir hermétique, alors qu’ils disposaient tout juste d’assez de connaissances pour reproduire le philtre que nous leur avions fourni… Nous avons certes progressés dans notre compréhension, mais que savent ces mystérieux Seize que Schachter représente? Que sait ce Grec capable de voir si facilement notre jeu? Qu’est-ce que Khuzaymah aurait pu nous apprendre si nous l’avions trouvé plutôt que joindre ses soi-disant disciples, qui ne l’ont pas plus connu que nous?  
— Je pense qu’Aguilar a réellement étudié avec lui… Tout ce que nous savons, nous lui devons.
— Est-ce vrai qu’il a entrepris le Grand Œuvre?
— C’est ce qu’on dit. Voilà six ans que je ne l’ai pas vu… »
Narcisse alla à la fenêtre. Il regarda la pluie clapoter sur le balcon pendant un long moment de silence troublé seulement par la respiration âpre de Jean-Baptiste et le trafic londonien en contrebas. « Si nous voulons le réaliser aussi avant de mourir, il nous faudra trouver un meilleur maître que le nôtre…
— Que veux-tu dire? »
Narcisse haussa les épaules. « Je veux dire qu’à mes yeux, le projet politique des Disciples est moins important que la science hermétique qui le rend possible. Nous connaissons maintenant deux véritables maîtres… Il faudrait les persuader de partager leurs secrets… Ou sinon les obliger à le faire. »
La porte de la salle de séjour s’ouvrit brusquement; Narcisse s’attendait à ce que Mme Hill vienne offrir ses salutations à Jean-Baptiste. C’était bien elle, mais pour un tout autre motif. Ses yeux étaient paniqués et larmoyants d’une tristesse qu’elle ne contenait qu’à peine; elle tenait à la main une lettre décachetée.
« Je suis désolée de faire ainsi irruption », dit-elle en anglais en saluant Jean-Baptiste d’un mouvement. « Mais le courrier d’Amérique vient d’arriver…
— Et? 
— Une lettre de votre tante. Votre père est décédé. Mes condoléances… »
Narcisse reçut la surprise sans émoi réel; le moment inévitable approchait depuis si longtemps… Sa seule véritable tristesse : il devait suspendre encore la poursuite de ses véritables ambitions, mais à tout le moins il savait qu’il y reviendrait avec la fortune fabuleuse dont il était l’héritier. 

samedi 13 août 2011

Du sexe là où il n'y en a pas

J'assistais un jour à une conférence de sensibilisation au suicide. Le conférencier entrait dans la partie "homosexualité" de sa présentation... C'est-à-dire qu'il expliquait à l'auditoire comment, pour beaucoup d'adolescents, homosexualité rimait avec insulte et harcèlement de leurs pairs... C'était à l'époque de la sortie remarquée de Daniel Pinard sur le sujet. Jusque là, pas de problème.
Le conférencier, en décrivant comment la question de l'homosexualité était traitée auprès de ses enfants, a lâché: "Chez nous, on sait que Tintin et le capitaine Haddock, vous savez... deux hommes adultes qui vivent ensemble..." [clin d'oeil]
Le commentaire m'avait stupéfié. Tintin n'est pas particulièrement intéressé par les femmes, apparemment (il y a un total de zéro situation romantique dans ses histoires), mais de là à dire qu'il est gay?
J'assistais à cette conférence en tant qu'enseignant, alors je n'ai pas confronté le conférencier... quoique je regrette ne pas l'avoir fait. Alors qu'il dénonçait l'étiquetage sexuel chez les adolescent, voilà qu'il incluait une relation entre gars certes intime mais non sexuée comme un indice d'homosexualité... Paradoxal, n'est-ce pas?
Apparemment, le conférencier n'est pas le seul à faire ce genre de bond logique... Certains verraient des *des marionettes de Sesame Street* comme homosexuelles!
Ah, misère. Et pourquoi pas voir Passe-Partout comme un ménage à trois? Les Schtroumphs, à cent contre une, adeptes de gangbang?
Est-ce nécessaire, utile, intéressant de projeter une sexualité partout?
Est-ce que se préoccuper d'enjeux sociaux donne le droit de les projeter sur des choses qui ne les impliquent pas à priori?




mardi 9 août 2011

Une grosse étape de faite!

Hier, j'ai tapé les trois lettres les plus satisfaisantes à écrire dans un livre: FIN en bas d'une page, en grosses lettres majuscules!

Eh oui, Mythologies est maintenant entièrement sur papier! J'ai fait le décompte des quatre parties cumulées; Mythologies fait pour l'instant 273 pages à interligne et demi. Au tout début, je calculais qu'il ferait autour de 180 pages; lorsque je disais dans mon bilan de l'an dernier qu'il ne restait qu'une trentaine de pages à écrire, c'était en fait une soixantaine... Je dois me méfier de mes estimations, le résultat final reste toujours surprenant!

Est-ce que ceci signifie que l'ouvrage est prêt à la publication? Oh non, loin de là. Je ne suis encore qu'à quelques pas au-delà du premier jet. L'histoire est complète, la trame ne risque pas de changer dramatiquement, mais il y a un gros travail de peaufinage à effectuer... Organiser les idées pour qu'elles coulent comme si un autre arrangement était impensable, s'assurer que chaque mot, chaque virgule soit à sa place... Bref, je ne suis pas sorti du bois. Mais je pense que le travail qui m'attend est d'une toute autre nature que celui que j'ai déjà effectué... Écrire une histoire, c'est tirer du néant quelque chose qui n'existait pas auparavant tandis qu'améliorer un texte qu'on a entre les mains, c'est autre chose... J'ai d'ailleurs déjà travaillé la première partie jusqu'à un niveau capable de me satisfaire; l'idée de faire pareil pour les trois autres me stimule à sa façon.

Merci à ceux et celles qui m'ont appuyé dans ma démarche... Petit à petit, je continue à m'approcher d'une oeuvre achevée, que je pourrai présenter au monde avec fierté (si vous voulez lire mon work-in-progress, mon offre tient toujours...)! En attendant, le Noeud Gordien continue!

dimanche 7 août 2011

Le Noeud Gordien, épisode 182 : Les disciples, 5e partie

Narcisse, Grégoire et Jean-Baptiste avaient élu domicile dans une pension située au cœur des rues labyrinthiques du vieux quartier juste au nord de la Cathédrale de Séville; leur hôte était un vieil homme plus qu’à moitié sourd qui passait ses journées à surveiller la grille à l’entrée de sa propriété. Ses trois seuls pensionnaires pouvaient profiter à loisir de sa cour intérieure toute verte et fleurie. « C’est ici que le jardin d’Eden est resté caché toutes ces années », avait blagué Narcisse en découvrant cet espace harmonieux qu’on ne pouvait imaginer de l’autre côté des murs blancs. Jean-Baptiste, pessimiste, s’était bien dit que si le Paradis sur Terre se trouvait là, on ne tarderait pas à les en chasser…
Les nouvelles pistes trouvées par Narcisse s’avérèrent à peine plus intéressantes que les culs-de-sacs explorés précédemment. L’information glanée à l’église les mena chez des fous, des Juifs, des Gitans et des ermites, mais jamais chez des mages ou des alchimistes…
Après toutes ces semaines passées dans le sud de l’Espagne, les voyageurs avaient compris la sagesse locale qui voulait qu’on se repose plutôt qu’on travaille durant les heures les plus chaudes. Grégoire et Narcisse avaient pris l’habitude de somnoler une heure ou deux pendant que Jean-Baptiste lisait et écrivait sa nombreuse correspondance.
Les dernières lettres lui avaient appris que le scandale qu’ils avaient laissé derrière commençait à tiédir enfin… La femme dont ils avaient obtenu les faveurs par l’entremise de la fiole avait été jugée complice par son mari qui l’avait envoyée au couvent. Ce dernier souffrait d’une longue et pénible maladie que d’aucuns reliaient à cette affaire… Il négligeait son métier et paraissait vieilli de vingt ans en autant de semaines. Jean-Baptiste enviait Grégoire et Narcisse d’avoir pu laisser cet incident derrière eux; quant à lui, la honte et la culpabilité n’avaient guère cessé de lui tenailler les entrailles. Les deux autres, Narcisse surtout, continuaient d’espérer réussir leur quête; Jean-Baptiste considérait depuis quelque temps déjà cette aventure andalouse comme un prétexte plutôt que comme un projet. Comme il pouvait s’ennuyer de Paris! Il ne croyait plus qu’il soit possible de trouver Khuzaymah – ou d’autres mages par ailleurs.
Il n’avait pas tort : avant que les trois compères ne puissent le trouver, on les trouva plutôt.
Six hommes cagoulés surgirent dans leur pension au moment de la sieste, silencieux comme des chats; ils maîtrisèrent Jean-Baptiste avant même qu’il n’ait pu alarmer ses compagnons endormis. Il regarda, impuissant, les complices de ceux qui le tenaient immobile réveiller Narcisse, puis Grégoire. Les assaillants ne semblaient pas armés autrement que de couteaux; Jean-Baptiste savait que Narcisse possédait dans ses affaires deux révolvers de fabrication américaine, mais comme ils n’avaient pas deviné qu’on les menacerait, les armes étaient demeurées dans leur coffret au fond de sa malle… Surpris dans leur sommeil, les deux autres n’eurent guère plus de chance que Jean-Baptiste.
Un septième homme masqué qui s’était tenu en retrait s’avança alors. Avec un français fortement accentué – l’accent ressemblait à l’espagnol malgré un je-ne-sais-quoi qui l’en distanciait – il leur dit : « Ne savez-vous pas qu’en ruant dans tous les sens, vous risquiez de marcher sur le nid de guêpes? 
— Qui êtes-vous? Que voulez-vous?
— Je n’ai ni l’obligation ni l’intention de répondre à vos questions, monsieur Hill.
— Je ne… ah! » Narcisse reçut un coup de pied derrière la jambe; les mains solides qui le tenaient le forcèrent à la génuflexion. Narcisse se tut sans insister davantage.
« Qui cherchez-vous avec autant de ferveur?
— Khuzaymah », cracha Jean-Baptiste sans hésiter. Il n’avait jamais eu tant peur qu’en ce moment même. Ses compagnons lui jetèrent une expression de désapprobation, mais le nom sembla avoir un effet sur les intrus; ils approchèrent leur tête pour converser à voix basse.
« Qui vous a appris ce nom? » Narcisse et Grégoire fusillèrent Jean-Baptiste du regard, mais il ne put museler sa terreur. Il ouvrit la bouche pour tout révéler mais Narcisse le coupa avant qu’il n’ait dit un mot.
« Nous avons contribué jadis à rendre service à Khuzaymah », dit Narcisse.
« …quoique nous ne l’ayons jamais rencontré en personne », s’empressa d’ajouter Grégoire en appuyant ses mots. Jean-Baptiste paniquait derrière une façade qu’il espérait calme… Et si les cagoulards connaissaient Khuzaymah? Et s’ils étaient capables de flairer le mensonge?
Les assaillants échangèrent encore quelques mots à voix basse avant de demander : « Pouvez-vous le prouver?
— Oui, nous le pouvons! », s’exclama Grégoire sans cacher son soulagement. Il produisit la fiole pour la tendre au porte-parole. Jean-Baptiste sentit les mains qui le tenaient relâcher légèrement leur emprise. Le porte-parole la déboucha pour humer prudemment son contenu.
« Ils disent vrai », déclara-t-il avec son drôle d’accent, manifestement ravi. « Ils ont connu le Maître ».
« Mais qui êtes-vous? », redemanda Narcisse.
Le porte-parole enleva sa cagoule. « Je suis Dario Aguilar y Virgen, pour vous servir. » Il désigna ses complices avant d’ajouter, sur un ton solennel : « Nous sommes les disciples de Khuzaymah. Nous le… cherchions également, mais cette fiole suffira peut-être… » Il empocha le contenant presque vide; Grégoire se raidit. « Vous nous offrez un secret, peut-être involontairement; consolez-vous en sachant qu’il suffira à racheter vos trois vies. » L’homme signala à sa troupe de se retirer.
« Un instant! », objecta Narcisse.
« Quoi?
— Je… Nous sommes apparemment engagés dans la même quête… Peut-être pourrions-nous vous venir en aide?  »
Dario Aguilar y Virgen eut un moment de réflexion avant de dire, souriant : « Vous avez peut-être raison. Sachez toutefois que pour nous, retrouver le Maître est davantage un moyen qu’une fin. Tenez-vous cois, nous vous retrouverons lorsque le temps viendra… D’ici là, rappelez-vous avec quelle facilité nous avons pu tenir vos vies entre nos mains… Nous pourrions recommencer n’importe quand. »