dimanche 7 août 2011

Le Noeud Gordien, épisode 182 : Les disciples, 5e partie

Narcisse, Grégoire et Jean-Baptiste avaient élu domicile dans une pension située au cœur des rues labyrinthiques du vieux quartier juste au nord de la Cathédrale de Séville; leur hôte était un vieil homme plus qu’à moitié sourd qui passait ses journées à surveiller la grille à l’entrée de sa propriété. Ses trois seuls pensionnaires pouvaient profiter à loisir de sa cour intérieure toute verte et fleurie. « C’est ici que le jardin d’Eden est resté caché toutes ces années », avait blagué Narcisse en découvrant cet espace harmonieux qu’on ne pouvait imaginer de l’autre côté des murs blancs. Jean-Baptiste, pessimiste, s’était bien dit que si le Paradis sur Terre se trouvait là, on ne tarderait pas à les en chasser…
Les nouvelles pistes trouvées par Narcisse s’avérèrent à peine plus intéressantes que les culs-de-sacs explorés précédemment. L’information glanée à l’église les mena chez des fous, des Juifs, des Gitans et des ermites, mais jamais chez des mages ou des alchimistes…
Après toutes ces semaines passées dans le sud de l’Espagne, les voyageurs avaient compris la sagesse locale qui voulait qu’on se repose plutôt qu’on travaille durant les heures les plus chaudes. Grégoire et Narcisse avaient pris l’habitude de somnoler une heure ou deux pendant que Jean-Baptiste lisait et écrivait sa nombreuse correspondance.
Les dernières lettres lui avaient appris que le scandale qu’ils avaient laissé derrière commençait à tiédir enfin… La femme dont ils avaient obtenu les faveurs par l’entremise de la fiole avait été jugée complice par son mari qui l’avait envoyée au couvent. Ce dernier souffrait d’une longue et pénible maladie que d’aucuns reliaient à cette affaire… Il négligeait son métier et paraissait vieilli de vingt ans en autant de semaines. Jean-Baptiste enviait Grégoire et Narcisse d’avoir pu laisser cet incident derrière eux; quant à lui, la honte et la culpabilité n’avaient guère cessé de lui tenailler les entrailles. Les deux autres, Narcisse surtout, continuaient d’espérer réussir leur quête; Jean-Baptiste considérait depuis quelque temps déjà cette aventure andalouse comme un prétexte plutôt que comme un projet. Comme il pouvait s’ennuyer de Paris! Il ne croyait plus qu’il soit possible de trouver Khuzaymah – ou d’autres mages par ailleurs.
Il n’avait pas tort : avant que les trois compères ne puissent le trouver, on les trouva plutôt.
Six hommes cagoulés surgirent dans leur pension au moment de la sieste, silencieux comme des chats; ils maîtrisèrent Jean-Baptiste avant même qu’il n’ait pu alarmer ses compagnons endormis. Il regarda, impuissant, les complices de ceux qui le tenaient immobile réveiller Narcisse, puis Grégoire. Les assaillants ne semblaient pas armés autrement que de couteaux; Jean-Baptiste savait que Narcisse possédait dans ses affaires deux révolvers de fabrication américaine, mais comme ils n’avaient pas deviné qu’on les menacerait, les armes étaient demeurées dans leur coffret au fond de sa malle… Surpris dans leur sommeil, les deux autres n’eurent guère plus de chance que Jean-Baptiste.
Un septième homme masqué qui s’était tenu en retrait s’avança alors. Avec un français fortement accentué – l’accent ressemblait à l’espagnol malgré un je-ne-sais-quoi qui l’en distanciait – il leur dit : « Ne savez-vous pas qu’en ruant dans tous les sens, vous risquiez de marcher sur le nid de guêpes? 
— Qui êtes-vous? Que voulez-vous?
— Je n’ai ni l’obligation ni l’intention de répondre à vos questions, monsieur Hill.
— Je ne… ah! » Narcisse reçut un coup de pied derrière la jambe; les mains solides qui le tenaient le forcèrent à la génuflexion. Narcisse se tut sans insister davantage.
« Qui cherchez-vous avec autant de ferveur?
— Khuzaymah », cracha Jean-Baptiste sans hésiter. Il n’avait jamais eu tant peur qu’en ce moment même. Ses compagnons lui jetèrent une expression de désapprobation, mais le nom sembla avoir un effet sur les intrus; ils approchèrent leur tête pour converser à voix basse.
« Qui vous a appris ce nom? » Narcisse et Grégoire fusillèrent Jean-Baptiste du regard, mais il ne put museler sa terreur. Il ouvrit la bouche pour tout révéler mais Narcisse le coupa avant qu’il n’ait dit un mot.
« Nous avons contribué jadis à rendre service à Khuzaymah », dit Narcisse.
« …quoique nous ne l’ayons jamais rencontré en personne », s’empressa d’ajouter Grégoire en appuyant ses mots. Jean-Baptiste paniquait derrière une façade qu’il espérait calme… Et si les cagoulards connaissaient Khuzaymah? Et s’ils étaient capables de flairer le mensonge?
Les assaillants échangèrent encore quelques mots à voix basse avant de demander : « Pouvez-vous le prouver?
— Oui, nous le pouvons! », s’exclama Grégoire sans cacher son soulagement. Il produisit la fiole pour la tendre au porte-parole. Jean-Baptiste sentit les mains qui le tenaient relâcher légèrement leur emprise. Le porte-parole la déboucha pour humer prudemment son contenu.
« Ils disent vrai », déclara-t-il avec son drôle d’accent, manifestement ravi. « Ils ont connu le Maître ».
« Mais qui êtes-vous? », redemanda Narcisse.
Le porte-parole enleva sa cagoule. « Je suis Dario Aguilar y Virgen, pour vous servir. » Il désigna ses complices avant d’ajouter, sur un ton solennel : « Nous sommes les disciples de Khuzaymah. Nous le… cherchions également, mais cette fiole suffira peut-être… » Il empocha le contenant presque vide; Grégoire se raidit. « Vous nous offrez un secret, peut-être involontairement; consolez-vous en sachant qu’il suffira à racheter vos trois vies. » L’homme signala à sa troupe de se retirer.
« Un instant! », objecta Narcisse.
« Quoi?
— Je… Nous sommes apparemment engagés dans la même quête… Peut-être pourrions-nous vous venir en aide?  »
Dario Aguilar y Virgen eut un moment de réflexion avant de dire, souriant : « Vous avez peut-être raison. Sachez toutefois que pour nous, retrouver le Maître est davantage un moyen qu’une fin. Tenez-vous cois, nous vous retrouverons lorsque le temps viendra… D’ici là, rappelez-vous avec quelle facilité nous avons pu tenir vos vies entre nos mains… Nous pourrions recommencer n’importe quand. »  

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