dimanche 8 février 2015

Le Nœud Gordien, épisode 356 : Quoi faire à Grandeville, 3e partie

Benoît était déjà animé, il devint fébrile. Il tira de sous son bureau un tube de papier qu’il déroula aux pieds de Félicia. C’était une carte de La Cité qui portait plusieurs marques au crayon feutre. Le site de l’hôtel Hilltown était marqué d’une croix rouge. D’autres croix plus petites étaient agglutinées autour du Centre, mais surtout du Centre-Sud.
« Cet automne, lorsque je suis sorti du pire de ma dépression, je me suis dit que si des détails de l’affaire du Hilltown avait été étouffés, il y en avait peut-être d’autres qui avaient subi le même traitement. Pendant un bout de temps, j’ai cherché sans trouver, puis il y a eu l’affaire des ovnis du Centre-Sud…
Les ovnis? »
Benoît fit un sourire sardonique. « Ça a commencé comme une joke, mais le nom est resté. Ce n’est pas le meilleur choix, j’avoue…
— Mais de quoi tu parles? »
Interloqué, Benoît répondit : « Les lumières dans le ciel… En décembre? Come on! Les images ont fait le tour du pays!
— J’ai beaucoup travaillé ces derniers mois. Et je n’écoute presque jamais la télévision.
— Ouais, d’accord… » Benoît semblait pour le moins dubitatif, présumant encore qu’elle lui cachait quelque chose. Il s’assit devant l’ordinateur. « Tu peux rester dans ton fauteuil. Allume la TV : elle clone mon écran d’ordinateur. »
Il cliqua sur un signet et une page web intitulée Paranormal.biz s’afficha. Quelques clics plus tard, une vidéo démarrait. L’image était instable et peu nette. On pouvait discerner entre deux bâtiments des lumières chatoyantes dans le ciel de La Cité. « T’enregistre? T’enregistre? », disait une voix excitée hors-champ. « Fuck, c’est malade », répondait une autre.
Félicia s’avança au bout de son siège. Le phénomène ressemblait au dôme qui était devenu visible durant le grand rituel, quoiqu’en teintes différentes… Mais en plein jour. Et surtout : visible sans l’état d’acuité.
« C’est passé aux nouvelles?
— Oui, mais dès le lendemain, pouf! Plus rien. Aucune enquête, aucun suivi. On dirait qu’il y a juste les gars du site qui s’y intéressent encore. Et si on a le malheur de poser des questions, on se fait traiter comme des illuminés.
— Très étrange, en effet… Je peux revoir?
— Attend : il y en a d’autres… »
La quantité de vidéos colligées sur ce site était impressionnante. Même si le phénomène avait été de courte durée, il avait été capté de plein de points de vue différents, quoique toujours à une certaine distance. C’était miraculeux que les médias aient lâché le morceau avec tout ce matériel disponible… Comment ai-je pu ignorer cela jusqu’à présent? Le Centre-Sud, c’est le repère de l’anathème. Aucun doute qu’elle a trempé là-dedans...
Félicia jeta un coup d’œil à la date où la vidéo avait été mise en ligne. Son sang glaça dans ses veines. C’était le jour où Gianfranco Espinosa était mort.
« Est-ce que ça va? Tu es devenue toute pâle… 
« Oui… C’est… saisissant. »
Elle cacha son embarras en prenant une longue lampée de bière. « Est-ce que les gars de ton site ont une idée des causes possibles?
— C’est quelque chose de pas catholique, ça c’est certain… L’un d’eux travaille au CHULC, l’hôpital de La Cité… Il dit que le jour des lumières, l’urgence était bondée comme il ne l’avait jamais vue. Des gens malades comme des chiens, qui vomissaient partout… Les médecins étaient démunis. Une chance, pour la plupart, la crise passe en quelques jours, mais plusieurs sont morts. D’autres sont restés dans le coma.
— Et les médias n’en parlent pas.
—Voilà! Les médias n’en parlent pas! Penses ce que tu veux, mais moi, je ne crois pas que tout… ça soit une coïncidence. » La méfiance de Benoît semblait s’être dissipée, peut-être en raison de l’ignorance et de la surprise bien réelles de Félicia face aux vidéos. « J’ai commencé à faire mes propres enquêtes. Attends… » Quelques clics et une nouvelle page s’afficha. Elle montrait l’image d’un homme aux cheveux blancs à l’air serein. « Richard Garst. Il est acupuncteur et professeur de qi gong. » Benoît alla pointer l’un des X sur sa carte. « Le jour des ovnis, il méditait avec sa classe, ici… Il a été frappé par la maladie-mystère. Mais ce n’est pas tout… » Benoît retourna sur Paranormal.biz et trouva une autre image. Il fallut un instant à Félicia pour comprendre ce qu’elle voyait : un plancher de linoléum avec deux concavités en forme de pieds.
« Ses étudiants ont rapporté qu’il s’est mis à briller juste avant qu’il ne s’écroule.
À briller!? Comme une ampoule?
— Quand même pas! Plutôt une sorte d’aura bleutée. Ensuite il s’est mis à vomir violemment. Il était déjà dans le coma lorsque l’ambulance est venue le chercher. Il ne s’est toujours pas réveillé.
Félicia pointa le plancher creusé à l’écran. « Et ça…
— Il se tenait là lorsqu’il s’est mis à luire. C’est moi qui ai pris la photo… Le reste du plancher est bien solide, tu peux me croire… Comment expliquer cela?
— Je n’en ai aucune idée. » La seule hypothèse qui lui venait à l’esprit frôlait l’absurdité. À travers une vie consacrée à la méditation, ce M. Garst avait trouvé par lui-même le chemin vers l’acuité. Sa sensibilité à l’énergie radiesthésique l’avait empoisonné.
« C’est ce que je te disais… Trop de questions, pas assez de réponses. Mais les plus importantes pour moi restent les mêmes… Qu’est-ce que tu faisais au sommet du Hilltown? Qu’est-ce que c’était, ce feu bleu? Qu’est-ce qui s’est passé ce soir-là? » Des larmes vinrent mouiller ses yeux. « Qu’est-ce qui est arrivé à ma femme? »
Félicia se leva. « Écoute, j’ai une grosse journée demain…
— J’ai besoin de savoir!
— Tu veux des réponses, ça ne veut pas dire que je peux t’en donner! »
L’irritation de Benoît se transforma en dépit; il n’insista pas plus. Il reconduisit Félicia jusqu’à la sortie. Les enfants n’avaient pas bougé d’un poil depuis son arrivée.
« Je te rappelle bientôt…
— Ouais, ouais, c’est ça… », dit-il en refermant la porte derrière elle.
Un homme déterminé à faire la lumière sur le monde occulte de La Cité pouvait représenter une menace pour les Seize. Les gens comme lui étaient traités de l’une de deux manières pour le moins différentes. Soit on manipulait les souvenirs et les émotions du curieux pour lui faire lâcher le morceau, ou…
L’histoire tragique de Benoît, mais surtout sa détermination à comprendre avaient touché Félicia. Maintenant qu’elle possédait son bâton et qu’elle avait gagné son anneau, il était peut-être temps qu’elle prenne un premier apprenti…

dimanche 1 février 2015

Le Nœud Gordien, épisode 355 : Quoi faire à Grandeville, 2e partie

Félicia envoya un nouveau texto pour proposer une rencontre. Benoît accepta sans délai et avec enthousiasme. Il demeurait à moins de cinq minutes de voiture du centre-ville, dans ce qu’il appelait la banlieue. La notion était plutôt cocasse.
Elle s’habilla en se disant qu’elle irait à la marche pour étrenner ses nouveaux vêtements chauds; elle se ravisa dès que le vent d’hiver vint fouetter son visage. Malgré ses quelques verres, elle prit le volant en ce disant qu’ici, le trafic anémique ne pouvait pas être dangereux.
 La neige des rues de la banlieue avait été soufflée, mais pas ramassée; l’accumulation cachait presque les façades. Elle passa à un cheveu de dépasser celle de Benoît sans avoir aperçu le numéro affiché.
Un garçon de huit ou neuf ans vint lui répondre, un contrôleur de jeu vidéo à la main. Il la regarda un instant avant de dire « Y’est en bas. » Il trotta ensuite au salon adjacent sans plus se soucier d’elle.
Félicia se débattit avec ses bottes neuves pendant que l’enfant mitraillait  des extra-terrestres en haute définition. Une fillette un peu plus jeune était assise à côté de lui, fixant sans émotion le carnage à l’écran. Elle ne donna aucun signe d’avoir remarqué la présence de la visiteuse.
Si un jour j’ai des enfants, ils seront mieux élevés que ceux-là, se promit-elle.
Elle traversa la maison sans trouver d’escalier descendant. Elle ouvrit quelques portes au hasard; elle découvrit une armoire à balai et une chambre d’enfants avant de tomber sur la bonne issue. Elle descendit.
Aucun doute n’était possible : elle se trouvait dans l’antre d’un homme.
Des posters de hockey et de football tapissaient les murs, avec quelques images de groupes rock légendaires et de pin-ups insérées ici et là. Une série de fauteuils encerclait un écran de cinéma-maison. Benoît était assis à un bureau tout au fond du sous-sol. Il lui tournait le dos, les yeux rivés à l’écran, les oreilles couvertes par un casque d’écoute.
Il sursauta lorsqu’elle toucha son épaule. « Excuse-moi, j’étais très absorbé… »   
Elle ne l’avait vu qu’une seule fois, apeuré, épuisé, le visage barbouillé de poussière de béton, de larmes et de sueur. Elle aurait pu le croiser dans la rue sans reconnaître son vrai visage. Félicia s’attendait à un échange larmoyant – Andrew, qui les avait mis en contact, avait mentionné que leur discussion pourrait l’aider à clore son deuil –, mais Benoît était souriant, bien mis, le regard pétillant…
« Je te remercie d’être venue me voir.
— J’étais dans le coin, alors…
— Tu es difficile à rejoindre… C’est d’autant plus apprécié que tu aies pensé à moi. »
« Ouais. » Depuis qu’Andrew avait pris son numéro, Félicia avait reçu une invitation de Benoît chaque fois qu’il était passé par La Cité. En raison de son travail forcené des dernières semaines, elle les avait toutes reçues trop tard.
Benoît fit signe à Félicia de s’asseoir. Il tira deux bières d’un frigo bas logé à côté d’un divan. Il lui en tendit une et décapsula la sienne. « T’es ici pour longtemps?
— Un jour ou deux, pas plus.
— Pour des affaires?
— Oui…
— Tu travailles dans quel domaine?
— Je suis consultante en communication. » Son échappatoire habituelle.
« Ah. 
— Et toi?
— Moi, j’ai ma business depuis presque quinze ans. Les affaires vont pas pire, mais j’ai dû prendre congé à cause de ma dépression… »
Il n’a pas l’air si dépressif, pensa Félicia.
« …ça va de mieux en mieux. Ça me laisse plus de temps pour mon projet…
— Quel genre de projet? »
Benoît s’assit à son tour, un regard intense braqué sur Félicia. « Perdre ma femme a été la plus grande épreuve que j’aie eu à traverser. Je n’ai pas cessé de revoir, pratiquement seconde après seconde, la soirée de la catastrophe. J’ai passé des nuits entières à la répéter en boucle. Et puis j’ai découvert qu’aucun rapport, aucune enquête n’avait tenu compte de mes témoignages. On ne mentionne nulle part du feu bleu qui coule comme de la mélasse et qui ronge comme de l’acide. Et puis, le grand mystère : toi…
— Moi?
— Toi… Qui est apparue sans que je ne t’aie vu venir.
— Compte tenu ta situation, le stress, l’adrénaline, je…
Va t’en vite, le cercle se rend jusqu’ici, on est dans le cercle… » Benoît avait parlé avec une voix de fausset, caricature de celle de Félicia. « À qui parlais-tu? Ça m’a travaillé longtemps. Puis un jour je me suis dit : la solution la plus simple est la bonne. Tu n’étais pas seule, et pour une raison ou une autre, je ne pouvais pas voir ton compagnon. »
Félicia ne savait pas quoi dire. Non seulement Benoît était-il convaincu, mais pire encore, il avait raison. Elle devinait que nier serait reçu comme un aveu de… quelque chose. Elle croisa les bras et attendit. Benoît la scrutait comme l’aurait fait un joueur de poker à la recherche d’un tell.
« Tu me demandes c’est quoi mon projet? C’est d’aller au fond des choses. Et c’est étrange : chaque élément que je découvre soulève des nouvelles questions.
— Et pourquoi tu me dis tout cela?
— Parce que tu n’étais pas surprise devant le feu bleu. Parce que tu t’es trouvée dans un édifice en train de s’écrouler alors que tout le monde ne pensait qu’à en sortir. Parce que tu es littéralement apparue de nulle part pour me sauver la vie. Parce que j’ai besoin de trouver le sens de tout cela. Et tu es la seule vers qui je peux me tourner pour comprendre… »
Benoît avait mentionné des découvertes… Félicia avait maintenant la responsabilité de découvrir s’il avait mis le nez dans les affaires des Seize.
« Je ne sais pas si j’ai des réponses à t’offrir mais… Parle-moi de ce que tu as trouvé, on verra. »

dimanche 25 janvier 2015

Le Nœud Gordien, épisode 354 : Quoi faire à Grandeville, 1re partie

Félicia se réveilla en sursaut, en proie à une confusion qui ne dura qu’un instant : elle se trouvait dans son lit. Sa chambre. Sa maison. Elle était encore toute habillée… Elle n’avait même pas enlevé ses boucles d’oreilles.
Je ne comprends pas…
Elle avait mal à la tête et la bouche pâteuse. Elle avait dû trop boire… Qu’avait-elle fait la veille?
Ah oui. Le rituel. Et les bulles...
Une première certitude : elle avait abusé du champagne. La suite demeurait floue… Elle avait un vague souvenir d’avoir tiré Édouard jusqu’à sa chambre du deuxième, moins discrètement qu’elle l’aurait voulu… Ils avaient folâtré un moment avant qu’elle suggère qu’ils aillent poursuivre la fête ailleurs. La minute où Félicia avait marché sous la pluie froide jusqu’à la voiture d’Édouard était l’épisode de la soirée qui avait laissé le souvenir le plus clair.
Édouard, heureusement plus sobre qu’elle, les avait conduits jusqu’au Centre. Ils avaient ensuite erré de longues minutes dans le quartier à la recherche d’une boîte où aller boire et danser. Les rues d’ordinaire animées étaient désertes; ils avaient d’abord blâmé la pluie avant de comprendre qu’ils avaient dépassé l’heure de fermeture des bars…
Elle se souvenait vaguement de son retour à la maison, d’avoir ouvert une nouvelle bouteille, puis… plus rien.
Elle se creusa la tête à la recherche de nouveau détails, mais cela ne servit qu’à accentuer son  mal de bloc. La meilleure explication devait être la plus simple : elle s’était endormie dès qu’elle s’était étendue, et Édouard avait choisi de ne pas la réveiller. Elle était un peu déçue de son choix… et beaucoup d’elle-même, d’avoir si brusquement clos cette nuit festive…
Elle prit une douche, mangea un morceau, prépara ses affaires et sortit de chez-elle. Nouvelle confusion : sa voiture n’était pas dans le stationnement. Eh merde. Elle est restée au Q.G.
Elle prit un taxi jusqu’au boulevard La Rochelle pour recouvrer sa voiture. Il était passé midi lorsqu’elle put enfin mettre le cap sur Grandeville.
La pluie continuait de battre les toits de La Cité, mais cinq minutes après avoir quitté la ville, l’hiver et la neige reprenaient leurs droits. La transition n’aurait pu être plus nette… Le grand rituel avait visé une élévation de la température de quelques degrés, bien moins que ce qu’elle observait… Un mystère de plus s’ajoutait à celui du feu de Saint-Elme qui les avait surpris la veille.
Au bout d’une heure et demie de route, elle arriva à la base de plein-air qui avait été le théâtre du massacre des Sons of a Gun. L’entrée de la péninsule était encore ceinturée de scellés de police, certains enfouis sous la neige. Clairement, personne n’avait pénétré sur le terrain depuis des semaines, des mois peut-être.
Tout cela s’avérait bien fâcheux. Félicia avait présumé que la plage aurait été aussi accessible qu’à sa dernière visite. Or, elle se voyait mal transporter son matériel fragile jusqu’à l’impression de Tobin, portant sa valise à bout de bras en se débattant contre plus d’un mètre de neige… D’autant plus que ses bottes avaient été choisies pour leur style plutôt que pour leur isolation. Elle aurait risqué des engelures avant même de s’être mise au travail.
Elle tourna en rond devant l’entrée, irritée par son mauvais calcul. Le soleil était déjà bas dans le ciel; elle décida qu’il valait mieux aller faire quelques emplettes pendant que les magasins étaient encore ouverts.
Félicia trouva un gros centre commercial au cœur du centre-ville, puis elle se mit en quête de bottes et de vêtements chauds. Elle se trouva très futée d’ajouter à ses emplettes un traîneau pour enfant… Elle n’aurait plus à s’inquiéter du transport de son équipement. Elle passa à l’épicerie pour s’acheter une salade, un sandwich et deux bouteilles de vin, puis elle descendit au premier hôtel qu’elle aperçut, sur le même boulevard que le centre d’achat.  
Elle but la moitié de sa première bouteille en zappant distraitement. Son mal de tête avait disparu avec la lumière du jour; alors qu’elle avait passé la journée à vouloir se reposer, maintenant qu’elle le pouvait, elle n’en avait plus du tout envie.
Que faire pour se désennuyer dans cette ville où elle ne connaissait personne?
En fait, ce n’était pas exacte, réalisa-t-elle. Il y avait quelqu’un dans cette ville avec qui elle avait échangé quelques textos. Un homme qui désespérait de la rencontrer. Celui à qui elle avait sauvé la vie dans les décombres du Hilltown.

dimanche 18 janvier 2015

Le Nœud Gordien, épisode 353 : Drainé

La minute requise pour passer de la voiture au 5450, boulevard La Rochelle suffit pour tremper Gordon, Stengers et Lytvyn jusqu’à la moelle. L’orage qui avait éclaté durant le rituel continuait à déverser des pluies torrentielles; la foudre grondait de façon presque continue.
Les communications avec les autres équipes n’avaient pas rapporté d’autres incidents notables; les derniers messages envoyés par Avramopoulos – sans doute par l’entremise de Gauss, le vieux Maître dédaignant autant les technologies que les tâches ingrates – laissaient entendre qu’il était temps de passer aux célébrations. 
 Ne m’attendez pas », dit Gordon aux autres une fois rentrés. « Je vous rejoins dans un instant. »
Après que les deux adeptes dégoulinants aient disparu dans l’ascenseur, Gordon continua jusqu’à la petite salle d’eau située tout au fond de l’édifice. La pièce exigüe et mal éclairée ne contenait qu’un lavabo, une toilette et un miroir.
Chaque éclaboussure de feu bleu qui avait touché son complet l’avait brûlé de part en part… Le terme brûlé était inexact : le tissu n’était pas noirci, il n’avait pas pris feu; il était disparu, tout bonnement. Plus inquiétant encore, c’était aussi vrai de sa chair. Ses bras et son torse portaient une série de petites concavités. La blessure avait cessé de faire mal en quelques secondes : la chair manquante ne souffrait plus. La frontière entre la zone affectée et le reste demeurait lisse comme si elle avait été cautérisée. Gordon n’avait pas encore osé regarder son visage, là où aucun vêtement n’avait pu éponger la mystérieuse substance…
Gordon alluma la lumière et leva les yeux.
Il avait craint le pire, la réalité n’était pas si catastrophique. Quelques éclaboussures avaient bien touché son visage; la plus importante avait creusé un cratère au-dessus d’un sourcil, une marque grosse comme une pièce de monnaie. Une demi-douzaine d’autres cicatrices étaient clairsemées un peu partout, beaucoup moins larges que celle sur son front.
Son visage n’avait jamais tant changé depuis qu’il avait accompli le Grand Œuvre…
Ruisselant, les cheveux plaqués contre son crâne, la peau trouée… Gordon se sentait vieux, usé. Une rage issue d’un sentiment flou d’injustice, d’impuissance, grondait quelque part en lui, mais le germe de cette colère refusait de croître, étouffé par sa lassitude. De toute façon, contre qui aurait-il pu diriger sa colère? Leur rituel avait rencontré un imprévu… Une erreur de préparation? Une ingérence externe? Un phénomène encore inconnu déclenché par un procédé inédit? Il n’en avait cure… ni l’envie, ni la force de spéculer là-dessus.
En tâtant les cicatrices, il ne ressentait rien – ni douleur, ni chaleur, ni pression.
Gordon soupira et renvoya la pièce dans la pénombre.
C’est sur une ambiance festive que les portes s’ouvrirent au troisième. Une rangée de bouteilles de champagne couvrait l’un des postes de travail. Les membres des cinq groupes étaient agglutinés autour; on papotait, on riait, on buvait comme dans une soirée mondaine. Personne ne semblait se soucier que leur entreprise était au mieux un succès partiel dont la portée n’avait pas encore été mesurée. Plusieurs têtes se tournèrent vers lui, saluant son arrivée avec un sourire.
Catherine Mandeville prit une flûte de champagne et alla à sa rencontre. Son expression avenante se métamorphosa lorsqu’elle s’approcha assez pour distinguer son visage ravagé.  « Oh, Gordon. Je suis désolée.
— Ça ira », répondit-il en prenant la coupe.
« Le pauvre Arie Van Haecht a été gravement brûlé aux pieds par le feu bleu. Au moins, il ne souffre pas… Il récupère dans les dortoirs… Olson pense qu’il sera capable de le soigner. S’il peut le faire pour lui, il peut sans doute…
— Oui, oui. » Il n’avait nulle envie de parler de ses blessures. Il voulut changer de sujet, mais il ne trouva rien de mieux que demander : « Ça s’est bien passé pour vous? »
Mandeville eut l’air embarrassée un instant. « Assez, oui. Du feu est apparu sur le plancher, mais il est vite disparu. »
Il y avait anguille sous roche : c’était évident que Mandeville lui avait dit une demi-vérité. En d’autres circonstances, Gordon aurait essayé de creuser les tenants et les aboutissants de cette dissimulation, mais pour tout dire, il s’en foutait un peu.
« Le fait que trois groupes sur cinq ont vécu un contrecoup me porte à croire que ce n’était pas la zone qui réagissait, comme elle l’aurait fait pour un rituel trop proche du Cercle… Il y a quelque chose à comprendre là-dedans… Je ne peux pas m’empêcher de me demander quoi… »
Gordon haussa les épaules. « Nous trouverons bien. » Il vida son verre d’un trait. Lui qui buvait rarement, il fut presque surpris de la facilité du passage de l’alcool dans son gosier. Il laissa Mandeville derrière pour aller remplir son verre. Il garda les yeux sur les bouteilles, dans un effort pour ne pas voir les réactions des gens à ses blessures.
Il vida son deuxième verre comme le premier. Une chaleur, pas désagréable du tout, monta à son visage. Il le savait trop bien, la voie de l’ivresse conduisait vers un cul-de-sac qui ne servirait qu’à mieux souligner le trou qu’il portait au fond de son âme, le vide laissé par l’extase parfaite qu’il avait connue une seule fois. Il remplit un troisième verre, sourd aux rires et aux blablas échangés autour de lui.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent à nouveau; une Félicia transformée en sortit. Elle portait une belle robe blanche, des talons hauts et un sac à main assortis. Ses cheveux étaient encore mouillés, mais bien coiffés. Elle s’avança vers le groupe avec un sourire triomphant, le regard posé sur Vasquez, dont la crinière d’ordinaire somptueuse avait été fort malmenée par l’orage.
Gordon alla à sa rencontre. « Je peux te parler un instant?
— Je prendrais un verre, d’abord…
— Maintenant. » Il en avait marre d’attendre, de remettre à plus tard, de placer ses pions…
Félicia jeta un coup d’œil en direction du groupe, peut-être déçue de voir sa grande entrée interrompue. Elle suivit Gordon jusqu’à un coin de la grande salle.
L’orage ne s’était en rien amenuisé; le vent abattait des rideaux de pluie sur les grandes vitrines.
« Je veux que tu testes ton urne dès que possible. »
Félicia grimaça, comme si elle avait mordu dans un citron. « Nous devrions relaxer un peu… Depuis le temps des fêtes que je travaille d’arrache-pied sur mon dispositif deux point zéro, puis sur ce rituel… Et puis, je fais face aux mêmes problèmes : avec le feu bleu qui apparaît ici et là, je ne suis pas sûre que le Centre est sécuritaire pour réaliser mon procédé…
— Essaie-le sur quelqu’un d’autre que ton père, alors. Par exemple, tu m’as dit avoir retrouvé l’impression de Karl Tobin, à Grandeville. Aucun Cercle de Harré à des kilomètres…
— Oui, je…
— Si tu fais ton test d’ici quarante-huit heures, je t’offre une faveur. »
Félicia réfléchit en silence un moment. « Quarante-huit heures… J’accepte à condition qu’on n’en parle plus du reste de la soirée. Et que le décompte commence demain matin. Midi. Demain midi.
— Marché conclu », dit Gordon.