lundi 30 août 2010

L'heure des bilans II

Quel bel été.

Je ne parle pas seulement en termes météo: mon deuxième été à écrire a été incroyablement plus productif que le premier - en plus, c'était mieux à la fin qu'au début, ce qui me fait croire à la possibilité de m'améliorer encore au prochain tour.

Depuis le 9 août, donc en trois semaines, j'ai écrit 69 pages (!). C'est une moyenne de presque 5 pages par jour, sans même compter le Noeud Gordien. Malgré toute ma bonne volonté, je n'ai toutefois pas réussi à gagner la course contre la montre. C'est davantage une mauvaise évaluation de ce qui restait à faire que quelque procrastination qui est en cause. Parfois, quelque chose qui prend une seule ligne dans le plan finit déployé sur huit ou dix pages dans le texte écrit. J'espérais avoir fini pour la rentrée scolaire, voilà qu'il me reste encore une trentaine de pages à pondre (une autre estimation!).

Pourrai-je continuer cet automne? J'en doute. C'est la période de l'année où je travaille le plus (enfin, où je fais du travail rémunéré). Entre les cours que je donne et la continuation du Noeud Gordien, je ne crois pas que je réussirai à avancer Mythologies - en tout cas, à y ajouter des pages et des sections. Peut-être aurai-je le temps de revoir ce que j'ai écrit? Le temps le dira. Je préfère être prudent maintenant qu'être surmené ou déçu plus tard...

Mais une chose à la fois! Pour l'instant, c'est le temps d'enseigner! Bonne rentrée scolaire, au plaisir de vous lire dans la section "commentaires" ou peut-être par courriel... N'hésitez surtout pas: ça permet de casser le caractère essentiellement solitaire de l'écriture. Et rien ne donne le goût d'écrire comme savoir qu'on est lu!

dimanche 29 août 2010

Épisode 135 : La maitresse et la novice

Lorsque la vision de Mandeville devint assez claire pour distinguer parfaitement les impressions à son tour, elle sut qu’elle avait trouvé ce pour quoi elle était venue dans La Cité. Plutôt que revivre la peur, la tristesse et la colère de leurs derniers instants, toutes les impressions regardaient la jeune Lytvyn, les yeux calmes, presque paisibles.
Elle demanda : « Est-ce que quelqu’un a observé leurs comportements typiques? 
— Oui, je les ai souvent vus », répondit Espinosa. « Elles essaient de se frayer un chemin à travers les portes barricadées. Les enfants pleurent et hurlent dans les bras de leur mère. Maucieri fait feu sur les portes et les fenêtres.
— Donc, tout ceci est complètement nouveau?
— Absolument.
— Mais pourquoi est-ce que c’est elle qu’ils regardent? », demanda Mandeville en pointant Félicia. « Elle dit qu’elle a pu les voir parfaitement alors que nous nous efforcions encore pour mieux les distinguer. Est-ce que c’est vrai?
— Pourquoi ne pas le lui demander? »
Mandeville se tourna vers elle. « Alors?
— Oui, je les ai vues parfaitement dès que je suis entrée dans la salle.
— Comment est-ce possible?
— Euh, à cause de mon acuité, peut-être!? »
­— Attention au ton, jeune fille… Je ne laisserai pas une novice me parler ainsi.
— Pardon, maîtresse », répondit Félicia d’un ton pointu. Elle mordait sa lèvre comme pour ravaler son agacement, mais elle sut se taire. Mandeville avala difficilement. Les effusions n’étaient pas sa spécialité.
« L’acuité, c’est une chose, mais là, nous sommes confrontés à un phénomène absolument inédit. Qu’est-ce qui a bien pu faire que ces impressions sortent soudainement de la répétition compulsive d’éléments de leur récit fondateur?
Lytvyn échangea un regard avec Espinosa. Ce dernier fit un mouvement de la tête à peine perceptible.
La novice demanda : « Trois faveurs pour un secret? »
Interloquée, Mandeville se tourna vers Espinosa qui lui dit : « Vous pouvez me croire, vous voulez celui-là…
— Je vais vous croire. Allons en parler ailleurs : maintenant que je les distingue parfaitement à mon tour, la fixité de ces impressions me déconcentre. Peut-être pourrions-nous aller dans un endroit plus accueillant? » Elle souffla dans ses mains glacées. « Et mieux isolé. »
Dans la limousine, Gordon eut un long échange à voix basse avec Espinosa pendant qu’ils allaient vers ce sushi-bar que Mandeville avait particulièrement apprécié le jour de son arrivée dans La Cité.
Alors qu’Espinosa, son étudiante et Mandeville descendaient au restaurant, Gordon annonça que lui et les autres se retireraient pour la soirée – Mandeville supposa qu’il connaissait déjà le secret qu’on lui avait offert. Après la tournée des salutations, Gordon eut un moment d’hésitation en lorgnant Tricane qui regardait le vide d’un air morose et Tobin qui tirait sur son attelle pour la remettre en place. Sur un ton dubitatif, il dit finalement : « C’est moi qui conduit! »
Espinosa, Lytvyn et Mandeville choisirent une table au fond du restaurant. Mandeville aimait le style dépouillé et ses lignes minimalistes, quasi géométriques de la décoration. Elle demanda à Espinosa : « Alors, quel est ce secret? »
Visiblement agacé que Mandeville persiste à ne pas s’adresser directement à elle, c’est Lytvyn qui répondit. « J’ai trouvé le procédé pour retenir l’âme d’un mort…
— Impossible! » Elle s’était apprêtée à servir à la jeune femme une nouvelle remontrance pour son impolitesse, mais cette prétention dépassait les bornes!
« Oui, c’est possible : je l’ai fait. 
— Comment? Depuis le temps que Paicheler et moi cherchons la réponse à cette question, je peine à croire qu’une petite… 
— Et pourtant, je l’ai vu », coupa Espinosa, désamorçant l’explosion de l’insulte. « Je ne l’ai pas encore reproduit, mais je l’ai vu de mes yeux.
— Il me faudra le voir aussi : je refuse d’y croire avant. C’est juste… trop. » Mandeville mordit l’ongle de son pouce.
Manifestement satisfaite d’elle-même, Félicia lui dit : « Le genre de trop qui ferait apparaître des nouveaux comportements à des impressions? Le genre de trop qui aurait des effets jusqu’en Europe? Le genre de trop qui…
— Ça va, j’ai compris. » Il est vrai que les nouveaux phénomènes n’étaient pas moins stupéfiants que ses prétentions. Mandeville haussa les épaules. « Si c’est vrai, je ne t’appellerai plus novice bien longtemps… As-tu pensé à ce que tu voulais en échange?
— J’ai bien quelques idées… » 

mercredi 25 août 2010

La migration des collégiens

Comme les oies blanches, les collégiens migrent en groupe. Les environs des CÉGEPs et des Universités se vident durant l'été; au moment où le mois d'août glisse vers septembre, on les observe retourner dans les endroits où ils hiverneront pour disparaître à nouveau le printemps venu.

Comment reconnaît-on les collégiens?
La période de la rentrée est le meilleur moment pour observer le collégien dans ce qui deviendra son milieu natal. Le collégien de l'année est plus facile à voir du fait de ses caractéristiques typiques:

  • Des vêtements neufs des pieds à la tête (sac et autres accessoires compris) achetés par maman et papa ou financés par un été de travail à temps plein; 
  • Un ou plusieurs sacs trop remplis; les collégiens gèrent le départ de la maison en tentant d'en traîner un succédané sur leur dos; 
  • Une démarche mal assurée qui dit "je dois me conduire comme un adulte indépendant dans la grande ville mais je manque de pratique"; les bras peu mobiles et un regard qui apparaît à la fois concentré sans regarder quoi que ce soit en particulier sont des indices qui apparaissent fréquemment; 
  • Certains collégiens, peu familiers avec la vie en ville, vont montrer des comportements qui trahissent leur mince familiarité avec leur nouvel environnement. En effet, on en trouve parfois assis sur des chaînes de trottoir, sur des terre-pleins de boulevard ou les marches des établissements du coin. Leurs activités les plus probables: écrire, lire un ouvrage obligatoire, observer les environs d'un air légèrement perdu. 
  • Lorsque les collégiens vont à l'épicerie pour se nourrir, on observe trois autres signes typiques: 1- la présence d'un parent qui les aide à faire leur première épicerie; 2- une alimentation extrêmement fruste à base de pain, de pâtes et / ou de charcuterie. Les paniers sont probablement vides de produits exotiques ou de luxe (fruits, légumes, fromage); 3- notez la présence d'un coloc probable et de la négociation à propos des achats qui démontre le caractère récent de leur cohabitation.
Lorsque vous voyez un collégien, assurez-vous de ne pas déranger son comportement naturel. Évitez de les prendre en photo à leur insu (ils pourraient devenir confus ou violents) et de les nourrir (ils pourraient s'attacher). Observez-les plutôt à une distance respectable, parce que l'année d'après, ils seront devenus citadins comme vous et ils pourront s'amuser de la migration de la cohorte suivante! 

dimanche 22 août 2010

Le Noeud Gordien, épisode 134 : Conseil de guerre

Alexandre arriva le dernier. Le nouvel appartement de son oncle Édouard avait bien peu en commun avec son ancienne maison de la rue Hill. Il avait choisi un appartement de cinq pièces au rez-de-chaussée de la dixième avenue, juste au-delà de la frontière invisible où le Centre devenait le Nord. Le gris médical des murs rendait l’endroit rébarbatif; de grandes plaques pelaient en révélant les couleurs préférées par les locataires précédents. Le plancher paraissait immaculé par contraste : on devait l’avoir retapé récemment. Des piles de boîtes couvraient tous les coins. Son oncle et son beau-père buvaient une bière accoudés à une table ronde du même gris que les murs. En entrant, Alexandre faillit faire tomber les pièces démontées d’un lit superposé alignées derrière la porte d’entrée. Il eut une pensée fugace pour ses cousines… Comment s’adaptaient-elles au divorce de leurs parents? Il devrait peut-être leur rendre visite. Il était passé par là : il pourrait peut-être leur donner l’aide qu’il n’avait jamais reçue – mais dont il aurait bien eu besoin.
Édouard l’accueillit jovialement. « Alex! Tu veux une bière? » Alex regarda sa montre. Dix-neuf heure trente. Dans son quotidien décalé de travailleur nocturne, c’était encore le matin. Avec un haussement d’épaules, il dit : « Pourquoi pas? » Il ne travaillait pas ce soir…
Il s’assit avec les deux autres. Le téléphone d’Édouard, son ordinateur portable et une chemise de carton jaune reposaient sur la table. « Alors, quoi de neuf? 
— Pas grand-chose… Ça va bien à la job, mais je me demande si je ne devrais pas retourner aux études l’automne prochain.
— C’est encore loin… C’est certain que tu ne peux pas faire ça toute ta vie!
— Au moins c’est relativement payant. Et vous autres? Comment ça va?
— Comme d’habitude. Tu sais comment c’est », répondit Claude Sutton d’une voix lasse.
« Moi, j’ai du nouveau », enchaîna Édouard.
Claude dit : « Il n’a pas voulu m’en parler avant que tu arrives! 
— Vous allez comprendre pourquoi… Écoutez bien ça. »
Édouard leur raconta comment, après être passé en mode proactif, il s’était réveillé le lendemain sans souvenir de la veille. Il tourna l’ordinateur vers les deux autres avant de double-cliquer un ficher sonore.
« Écoutez ça… »
Claude et Alex écoutèrent attentivement Édouard… qui semblait parler tout seul. À l’entendre, il semblait s’adresser à M. Hoshmand. Alex demanda : « Qu’est-ce qu’on est supposé entendre, au juste? 
— Ce que tu entends : je converse avec quelqu’un qu’on n’entend pas. Première étrangeté : j’ai fait une analyse de l’enregistrement; au meilleur de mes connaissances, je peux dire qu’il n’a pas été retouché.
— Mais encore?
— La seule chose dont je me souviens de cette soirée, c’est ma conversation avec lui… Même si je ne me souviens plus des détails. Ça ne devait pas être important. Merde!
— Quoi?
— Vous allez comprendre plus tard… Écoutez ici : ma respiration s’accélère… Le tissu frotte contre mon téléphone… Comme si nous marchons vite…
— Pour aller où?
— Probablement dans un hôtel du Centre. Pour l’instant, écoutez ça… Après la marche, après l’hôtel, j’ai eu une conversation avec quelqu’un d’autre. Celui-là, on peut l’entendre.
— Qui?
— Vous allez voir. C’est sur l’autre fichier. Mais tout indique que j’ai effectivement parlé à Hoshmand et qu’il m’a conduit à un l’autre… » Un double clic et le second enregistrement commença. On entendit : « Par ici, M. Gauss! Approchez! »
Alexandre reconnut immédiatement la voix. « Aleksi… », mais Édouard lui signala de garder le silence. Les trois écoutèrent cet étrange échange où un Aleksi ricanant priait Édouard de l’appeler Eleftherios Avramopoulos avant de discuter de Gordon, de Dieu et de superpouvoirs.
 « Mais c’est n’importe quoi!
— Alex, ce serait n’importe quoi s’il n’avait pas réussi à effacer mes souvenirs. Mais je me suis réveillé exactement comme il l’a dit… Lorsque j’ai dit merde tantôt, c’est parce que je venais de dire que Hoshmand n’était pas important… Je pensais exactement avec les mots qu’Aleksi a mis dans ma tête… »
Après un moment de silence, Claude demanda : « Pourquoi ne nous en as-tu pas parlé avant?
— J’avais besoin de décanter tout ça… On a joué avec mon cerveau à mon insu. Il ne passe pas un jour sans que je me demande si je ne suis pas fou… Il fallait que je réfléchisse à tout ça.
— Et? »
Édouard ouvrit la filière. Il en sortit une photo noir et blanc; la pixellisation laissait penser qu’elle avait été imprimée par un ordinateur. Elle montrait deux rangées d’hommes barbus et moustachus; l’un d’eux, plein centre, portait des épaulettes, des médailles et des rubans qui indiquaient son rang supérieur. Édouard le pointa en disant : « Ça, c’est le roi Georges I de Grèce ». Il pointa ensuite un vieil homme aux cheveux blancs qui se tenait à la droite du roi. « Les archives identifient celui-ci comme Eleftherios Avramopoulos… »
Pendant un moment, ni Claude ni Alex ne sut quoi dire. Pendant qu’ils examinaient la photo de plus près, Édouard sortit des découpures de presse où Aleksi avait été photographié avec Derek Virkkunen. Alex remarqua immédiatement le parallèle qu’Édouard avait vu : « Ils ont le même regard … 
— C’est ce que je pensais aussi. Il ne faut pas voir ceci comme une preuve de quoi que ce soit, peut-être juste un indice de prendre toute cette histoire au sérieux… »
Nouveau silence.
Claude demanda : « Qu’est-ce qu’on fait avec ça? 
— J’ai quelques idées… Premièrement, penses-tu que nous pourrions trouver des caméras de surveillance pour voir si j’ai vraiment parlé à Hoshmand ou si je me parlais tout seul?
— Je peux toujours voir… As-tu considéré que tu l’entendais peut-être via un casque d’écoute ou quelque chose comme ça, pas assez fort pour être enregistré par ton téléphone?
— C’est une possibilité réconfortante! Je n’y avais pas pensé; dans tous les cas, si on a des images de la scène, nous pourrons le savoir.
— Ensuite?
— J’ai gardé le meilleur pour la fin… » Il fit jouer la conversation qu’il avait eue avec Gordon devant chez lui. Il dit ensuite : « Nous avons un levier dont nous pourrions peut-être jouer. Ils ne peuvent pas savoir que j’ai conservé toutes ces conversations même si je ne m’en rappelle pas. Et mieux encore : Gordon pense qu’Aleksi m’a initié… À quoi? Je ne sais pas trop. Mais vous avez vu comment son ton a changé du tout au tout lorsqu’il s’est mis à le croire… Ça aussi, ça peut servir…
— Pour faire quoi?
— Pour en venir à en savoir plus, évidemment… Alex, tu vas nous faire signe dès que tu verras Aleksi sur la liste des invités du Den… » Édouard leva sa bière comme pour un toast. « Qui qu’ils soient, quoi qu’ils veuillent… Nous allons essayer de les infiltrer! »